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confuses de l’émeute et de la guerre civile, quelque noble voix de poète arrive, de temps à autre, jusqu’à nous. Et cependant pour l’Europe entière, pour la France en particulier, il y a là un spectacle de l’intérêt le plus puissant : si jamais on a pu dire qu’un peuple a créé la civilisation d’un autre peuple, cela est vrai surtout de la France à l’égard de l’Espagne actuelle, pour les idées et pour les institutions. Dans la plupart des livres qui de nos jours se publient au sujet de l’Espagne, on affirme gravement qu’en histoire, en religion, en métaphysique, elle est pour le moins arriérée de trois siècles ; on n’invoque pas le moindre fait concluant à l’appui d’une opinion si tranchante, qui, du reste, ne supporte pas l’examen. Quels sont les pays, de tous ceux qui avoisinent la France de 1789 et de 1830, qui puissent encore en être à leur XVIe siècle ?

Il n’est pas de peuple en Europe qui soit tombé d’aussi haut que l’Espagne, il n’en est pas dont la décadence ait été aussi rapide. À dater de Philippe II, on ne voit plus que deux faits dans l’histoire de la Péninsule : aux extrémités de la monarchie, le démembrement qui de règne en règne lui ôte ses colonies, ses vice-royautés, ses comtés tributaires ; à l’intérieur, la révolte qui s’apaise d’elle-même quand on ne l’étouffé point dans le sang des révoltés. Dès l’instant où il commence, l’abaissement est complet ; à la distance où nous sommes, on serait tenté de croire que la bataille de Saint-Quentin a eu pour lendemain la prise de Gibraltar. Durant ce long marasme qui, des guerres de Flandre aux guerres de la succession, n’est guère entrecoupé que de convulsions et de crises, l’individu conserve du moins dans toute son énergie les vertus par lesquelles doit un jour se relever la nation entière. La vie se retire peu à peu de l’ordre politique ; mais, en dépit des usurpations royales, elle se réfugie et se maintient dans la municipalité ; l’Aragonais et le Castillan disputent pied à pied aux regidors leurs moindres immunités, leurs plus petits privilèges. L’esprit philosophique s’éteint de l’un à l’autre bout de ce pays, qui, depuis Sénèque jusqu’à Vivès, avait fourni son champion dans toutes les grandes luttes intellectuelles ; mais s’il est soigneux de n’avoir rien à démêler avec le familier de l’inquisition ou le fiscal du conseil de Castille, le petit fermier, le marchand appelé chaque jour à régler dans les ayuntamientos les plus graves intérêts de la paroisse ou de la province, n’a rien perdu de ce bon sens admirable qui à l’époque où pas une protestation ne se faisait entendre contre l’absolutisme, enfanta le livre de Cervantès. Cette humiliation où les princes de la dynastie autrichienne ont laissé tomber le sceptre des rois catholiques, aucun de leurs sujets ne l’accepte pour lui-même ; jamais l’honneur castillan ne s’est montré plus ombrageux ni plus susceptible que sous Philippe IV et sous Charles II. Au XVIIe siècle, c’est la poésie qui console l’Espagne des hontes et des calamités publiques, la poésie des Calderon et des Lope, et cette autre poésie populaire qui, de nos jours même, court toute seule et à l’aventure les hôtelleries et les gentilhommières, les carrefours des sierras et ceux des grandes