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soixante-six ans quand il fit jouer Tancrède, celle de ses tragédies qui a le plus de mouvement et d’intérêt. Rien n’est plus vivace que l’esprit fortifié par le travail. De sa nature n’est-il pas immortel ? Spiritus intus alit. Sachons au moins le garder actif et fort jusqu’au jour où, sous les coups du temps, doit tomber une enveloppe périssable.

Cependant, à côté des artistes qui, restés immobiles, n’ont su avoir qu’une manière, et de ceux qui ont déserté le culte de l’art pour les calculs et les convoitises de l’industrie, il en est quelques-uns dont les transformations remarquables veulent être étudiées. Parmi ces derniers, il faut distinguer Mme Sand. Si cette femme célèbre, fidèle à ses premières inspirations, donnait encore d’aimables sœurs à Indiana, à Valentine, et à André de dignes compagnons, nous n’aurions pas à nous occuper d’elle. Les productions gracieuses et originales par lesquelles Mme Sand a signalé les premiers momens de sa carrière ont été dans la Revue l’objet d’une critique judicieuse et forte dont il serait à la fois inutile et téméraire de vouloir répéter ou réviser les arrêts. Mais, depuis l’époque où ces jugemens ont été consignés dans les pages de ce recueil, que de voies nouvelles tentées par l’auteur de Mauprat ! Nous avons dessein d’y suivre ses aventures et ses erreurs.

Toute transformation est un signe de puissance. Pour les organisations riches et fortes, il y a des phases successives où le bien et le mal se heurtent et se combattent. L’ordre dans lequel se développent les propriétés des natures vigoureuses dépend non-seulement de la volonté, mais des circonstances et de l’atmosphère morale où cette volonté s’agite. Jusqu’au milieu de la vie, un homme aura montré de la modération et de la mesure dans sa manière d’agir et de penser : tout à coup il manifeste une vivacité imprévue, il sort brusquement de la sphère dans laquelle il avait l’habitude de graviter ; il en a été arraché par des impressions violentes venues du dehors. Dans des temps ordinaires, cet homme aurait toujours paru sage ; mais des tempêtes politiques viennent allumer ses passions, et il éclate. C’est un malheur attaché à notre condition que les hommes réunis en société se créent à eux-mêmes comme une fatalité sous le joug de laquelle beaucoup sont contraints de courber la tête. Les jouets de ce destin seront surtout ceux chez lesquels le sentiment domine, et non pas la raison ; natures sans défense contre elles-mêmes et contre les autres, natures qui se laissent envahir par les impressions extérieures et les passions populaires, comme une ville ouverte. Ceux au contraire chez lesquels la raison est foncièrement plus forte que le sentiment acquièrent chaque jour en avançant dans la vie l’empire d’eux-mêmes :