Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/984

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est précisément parce qu’elle a exprimé des souffrances et des angoisses réelles que cette littérature a remué les âmes, et qu’à chacune de ses phases principales il s’est produit des œuvres de premier ordre ; mais en Espagne, dans ce pays de foi et d’enthousiasme, où l’autorité dogmatique s’est conservée tout entière, où le scepticisme n’a jamais troublé les consciences, que peut-on comprendre à ces souffrances et à ces angoisses ? qu’a-t-on à faire de ces figures soucieuses, de ces caractères inquiets et révoltés, dans lesquels se sont incarnées, pour ainsi dire, les longues vicissitudes de la philosophie ? Aucun autre peuple n’a plus cruellement expié de s’être assujetti à l’imitation des littératures étrangères, et d’avoir renoncé à son originalité propre ; les poésies publiées en Espagne, avant 1833, appartiennent au genre classique, mais au plus triste des genres classiques, à celui de l’empire ; point d’élévation ni de couleur, une forme terne ou déclamatoire appliquée à des sentimens généraux et à des idées convenues. Les jeunes coryphées de l’école actuelle se sont rangés sous le drapeau romantique ; à un très petit nombre d’exceptions près, ils n’ont eu jusqu’ici d’autre système poétique que de mettre en pièces Goethe, Byron, Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Musset ; leurs poèmes ne se composent guère que de centons français, anglais, allemands, tant bien que mal traduits et cousus ensemble, où tout se mêle et se heurte, la passion qui s’irrite, le caprice qui raille, la philosophie qui rêve, mais la passion d’un autre peuple, le caprice d’une autre langue, la philosophie d’une autre société. Vous diriez (de harpes à demi brisées, et qui, sous des mains inhabiles, ne rendent plus que des sons discordans.

Les jeunes écrivains de l’Espagne ont entassé dans leurs livres tous les trésors de la poésie descriptive, et pourtant le lecteur qui les suit dans tous les sentiers de leurs plaines, dans toutes les vallées de leurs montagnes, n’en rapporte presque jamais une impression qui fasse réfléchir ou rêver. En faut-il davantage pour prouver que le style n’est rien sans la pensée, l’art sans l’inspiration véritable ? Voyez les maîtres de la poésie moderne, et dites-nous si le secret de leur génie et de leur force ne se trouve point tout entier dans un étroit rapport entre le fond et la forme, entre les plus simples phénomènes de la nature et les sentimens les plus intimes, les idées métaphysiques de l’ordre le plus pur et le plus élevé. La nature est un livre, a-t-on dit ; oui, sans doute, et un si beau livre que la foule s’est de tout temps pressée avec admiration autour des hommes qui ont su le lire ou plutôt qui ont su le faire, car la nature se borne à fournir les mots de la plus belle et de la plus riche des langues ; la tâche consiste à les disposer de manière que le poème en résulte. Avant tout, pourtant, les idées et les sentimens qu’ils expriment, c’est en vous-même qu’il les faut prendre, dans votre esprit, dans votre cœur, dans la civilisation où vous vivez, et non pas dans la civilisation d’un autre peuple. C’est pour avoir méconnu cette condition rigoureuse que, depuis un siècle et demi déjà, la poésie espagnole est déchue de son ancienne splendeur.

Mais ce n’est rien que la décadence de la poésie lyrique en Espagne, si on