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de Coromandel, qui, plus rapprochés des mimes et des jongleurs, égaient souvent la foule par des couplets licencieux. Les récits historiques auxquels la tradition se mêle, ainsi que la légende, s’appellent kathas, du mot kath, parler, comme saga, le chant traditionnel de l’Islande, vient de segia, dire. Ils excitent au milieu du cercle, qui les écoute un enthousiasme calme, mais profond, qui se trahit par l’immobilité de la foule, véritablement suspendue aux lèvres du conteur. J’en ai vu plusieurs exemples, mais un surtout bien remarquable. Une nuit, j’étais couché dans le village de Karli ; la guitare ne cessait de se faire entendre, je résolus d’aller voir ce qui se passait à pareille heure sur la place d’un hameau hindou. Tournant derrière les bambous qui poussent comme une forêt sur ce plateau élevé, afin de me dérober aux aboiemens des chiens, je me glissai entre les cabanes, et je vis deux chanteurs entourés d’une population ébahie. Quand le souffle leur manquait, des femmes, craignant sans doute que le récit ne vînt à s’interrompre, versaient, des cruches d’huile dans les lampes allumées aux portes, et la clarté renouvelée semblait ranimer l’improvisation défaillante du poète. C’était un souvenir de la poésie antique chantée avec geste, déclamée au son de la musique ; il y avait là des traces du poème épique, le germe du drame. Au sortir d’un de ces récits patriotiques et nationaux, le peuple, on le devine, saisissait ses armes et courait aux combats. Une partie de la nuit s’écoula de la sorte. Les vieillards tenaient les yeux fixés sur la terre ; leurs longues moustaches grises, relevées à la hauteur des pendans d’oreilles, s’agitaient par instant au frémissement d’une bouche contractée. Les femmes, plus animées, semblaient éprouver l’influence du chant et de la musique ; les hommes paraissaient dominés par le récit même, par l’histoire racontée. Quand les deux rapsodes se turent, une planète s’abaissait derrière les murailles du château de Logar, au-dessus duquel elle avait brillé comme un signal. Située à quelques lieues du village, élevée à près de six mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, cette citadelle, la plus forte de tout le Maharashtra, était considérée comme imprenable ; le chef de clan auquel elle appartenait refusa constamment de la livrer au souverain de Poonah. Lorsqu’enfin, après la guerre de 1802, Dondae-Punt, qui l’occupait, consentit à se rendre, sur les instances du général Welesley, il assura que depuis trente ans il n’avait jamais franchi la porte de son fort. Trente fois le vieux aigle avait vu, du haut de son aire, les saisons se renouveler sans songer un instant à trahir la cause qui lui était confiée !

En face de Logar, dont la vue s’étend vers l’ouest à trente lieues,