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Brummell avait probablement compté que la mesure de rigueur qu’il avait prise déterminerait les amis du vieux dandy à liquider sa dette. Il ne s’était pas trompé. Armstrong partit encore en mission pour Londres. Il alla quêter de porte en porte, en faisant un tableau lamentable des malheurs du ci-devant roi de la mode. Le duc de Beaufort et lord Alvanley ouvrirent de nouvelles souscriptions. Le duc de Devonshire, le général Upton, le général Grosvenor et d’autres donnèrent chacun 25 louis ; lord Palmerston y ajouta 200 louis comme indemnité de la suppression du consulat. Enfin, Armstrong put encore revenir avec assez de fonds pour éteindre non-seulement la dette de Calais, qui était de plus de 15,000 francs, mais aussi les dettes de Caen. De plus, quelques-uns des amis de Brummell s’engagèrent à lui envoyer tous les ans 3,000 francs pour le mettre à l’abri du besoin.

Brummell sortit de prison, et le même jour, parut au bal. Il avait recouvré sa bonne humeur : « C’est aujourd’hui, disait-il gravement, le plus beau jour de ma vie, car je suis sorti de prison et j’ai mangé du saumon. » Cependant, à dater de ce moment, il baissa rapidement. Il avait conservé son goût pour la bonne chère ; et, ne pouvant plus bien dîner à ses dépens, dînait sans scrupule aux dépens d’autrui. Il était devenu une des curiosités de l’endroit et un meuble indispensable de la table d’hôte. Lui, autrefois si exclusif, ne répugnait plus à accepter d’un étranger une bouteille de vin de Champagne. Il dépensait d’ailleurs une bonne partie de sa pension en eau de Cologne et en vernis pour ses bottes, qu’il faisait venir de Paris. Armstrong, son chargé d’affaires, fut obligé d’annoncer dans toute la ville qu’il ne payerait plus que les mémoires qui seraient réglés par lui. Cependant Brummell effectua à cette époque une grande réforme dans son train de vie ; il se résigna à porter des cravates noires ! Ce fut un évènement dans son monde, une véritable abdication ; mais ce fut aussi le commencement de la fin. Le vieux dandy arriva bientôt à négliger les soins extérieurs qui avaient été la principale occupation de toute sa vie ; c’était un signe irrécusable que son esprit s’altérait. Il n’avait plus d’autre instinct que celui de l’appétit, et mangeait avec une voracité telle qu’il fallut lui interdire la table d’hôte. Bientôt sa raison s’égara au point qu’on fut forcé de lui donner une garde. Le spectacle de sa folie était profondément triste. « Quelquefois, dit son biographe, il se mettait dans l’idée de donner une fête, et il invitait tous les compagnons de sa vie brillante d’autrefois, dont beaucoup étaient déjà morts. Ces jours-là, il faisait ranger sa chambre, mettre la table du whist, et allumer des bougies (qui n’étaient que de la chandelle). A huit heures, le domestique, auquel il avait donné ses instructions, ouvrait la porte