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Stamply pouvait se vanter à bon droit de dater d’aussi loin que la famille de ses maîtres. C’était une de ces races de serviteurs dévoués et fidèles dont le type a disparu avec la grande propriété seigneuriale. De simples gardes-chasse qu’ils avaient d’abord été de père en fils, les Stamply étaient devenus fermiers, et peu à peu, à force de travail et d’économie, grâce aussi aux bontés du château qui ne leur fit point faute, ils avaient fini par se trouver à la tête d’un certain avoir. On ne savait pas au juste à quoi se montait leur fortune, mais on les disait plus riches qu’ils ne voulaient le laisser croire, et nul ne fut surpris dans le pays, lorsqu’après le décret de la convention qui déclara propriétés nationales tous les biens territoriaux des émigrés, on vit le fermier Jean Stamply se faire adjuger aux enchères l’habitation de ses anciens maîtres. Cela fait, il continua de vivre dans sa ferme comme par le passé, actif, laborieux, se tenant à l’écart ; rachetant sans bruit, à vil prix, morceau par morceau, les terres déjà vendues ou demeurées sous le séquestre ; réunissant, rajustant chaque année quelques nouveaux débris de la propriété démembrée ; enfin, quand la France se prit à respirer, et que le calme commença de renaître, par un beau matin de printemps, il mit sa femme et son fils dans la cariole d’osier qui lui servait habituellement de calèche, puis, s’étant assis sur le brancard, le fouet d’une main et les guides de l’autre, il alla prendre possession du château qui était comme la capitale de son petit royaume.

Cette prise de possession fut moins triomphante et moins joyeuse qu’on ne pourrait se plaire à le croire. En traversant ces vastes appartemens auxquels l’abandon avait imprimé un caractère grave et solennel, sous ces plafonds, sur ces parquets, entre ces lambris encore tout imprégnés du souvenir des anciens hôtes, Mme Stamply, qui n’était, à tout prendre, qu’une bonne fermière, se sentit singulièrement troublée, et lorsqu’elle se trouva devant le portrait de la marquise, qu’elle reconnut aussitôt à son regard doux et caressant, à son frais et gracieux sourire, la brave femme n’y tint plus. Stamply lui-même ne put se défendre d’une vive émotion qu’il ne chercha point à dissimuler.

— Tiens, Jean, dit la fermière en essuyant ses yeux, ne restons pas ici : nos cœurs y seraient mal à l’aise. J’ai déjà honte de notre fortune en songeant que Mme la marquise souffre peut-être de la misère ; j’ai beau me dire que cette fortune, nous l’avons laborieusement gagnée, j’en éprouve comme des remords. Ne te semble-t-il pas que ces portraits nous observent d’un air irrité, et qu’ils vont prendre la parole ?