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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/398

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REVUE DES DEUX MONDES.

LE VICOMTE.

Je suis de l’avis de M. le ministre. S’il rouvre le débat, Barrot répliquera, d’autres encore, et nous voilà livrés à tous les hasards d’une improvisation qui peut tourner contre nous ; la tribune est si chanceuse.

LE MINISTRE.

Je viens de m’assurer que tout est en règle. Le travail des bourses est fait, les nouvelles succursales sont distribuées, toutes les poches sont pleines de secours pour les vieux militaires recommandés ; mais on se remue beaucoup : on nous attaque de tous côtés. Je sais bien ce que dit l’opposition ; mais nos amis, que nous reprochent-ils ?

LE GÉNÉRAL.

Ils se laissent prendre à tout le verbiage de la gauche, l’honneur national, le patriotisme…

LE MINISTRE.

Demandez-leur s’ils veulent la guerre.

LE GÉNÉRAL.

Ils disent qu’un peu plus de fermeté…

LE MINISTRE.

La guerre.

LE GÉNÉRAL.

Ils prétendent que résister quelquefois…

LE MINISTRE.

La guerre, toujours la guerre.

LE GÉNÉRAL.

Cependant…

LE MINISTRE.

Je vous comprends. Je n’y crois pas plus que vous ; mais l’argument est décisif, vous pouvez vous en rapporter à moi. Les hommes sont toujours les esclaves de leurs instincts les plus grossiers. Lisez l’histoire des gouvernemens représentatifs. Certaines gens ont la simplicité de se croire chefs de majorité : les majorités ont pour chefs, pour leaders, comme disent les Anglais, la peur, l’intérêt et la vanité. Qu’un gouvernement se mette à dos les poltrons, les ambitieux et les hommes d’argent, et je ne lui donne pas un an à vivre.

LE GÉNÉRAL.

Ce n’est pas à vous, monsieur le ministre, de nier la puissance de la parole.

LE MINISTRE.

Je ne le fais pas non plus. La tribune est l’honneur des gouvernemens libres. Elle captive les masses, qui sont généreuses et honnêtes, mais elle doit avoir pour auxiliaires les séductions individuelles. Il faut appeler les intérêts au secours des convictions. La politique se sert des mauvaises passions pour diriger les hommes, comme la médecine des poisons pour guérir les maladies. L’art consiste à donner à chacun sa dose.