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théorie reçue et de tout nom accrédités, semblent autoriser ici une liberté d’examen qu’on se croit d’autant plus permise, que les remarques s’adresseront bien moins au talent qu’au parti pris, bien moins aux dons de l’écrivain qu’à ses procédés.

Une des choses qui me frappe le plus dans l’histoire du romantisme (car le romantisme, hélas ! a déjà son histoire), c’est comment, tout en brisant en visière à la tradition, il a toujours senti le besoin impérieux d’un lien avec le passé, le désir de se rattacher à certains antécédens. La Muse est aristocratique, et on ne saurait dire d’elle le mot qu’elle dictait au poète :

… prolem sine matre creatam.


Lorsque Dante, au milieu des ténèbres du moyen-âge, ouvre à l’art une nouvelle ère, il a bien soin de renouer la chaîne des temps ; il prend Virgile pour guide dans son pèlerinage infernal. En cela, le romantisme est resté fidèle au bon instinct poétique. Quand on entre sans engouement comme sans prévention dans notre histoire littéraire ; telle qu’elle était avant la venue des Méditations de Lamartine et des Odes de Victor Hugo, on est aussitôt frappé d’une lacune que l’éclat de tant d’autres perfections ne fait que rendre plus manifeste. Cette lacune évidente, c’est la poésie lyrique, les chœurs délicieux d’Esther ne suffisent pas seuls à constituer un genre. Je ne m’étonne donc pas qu’avec son goût d’innovation à tout prix, l’école romantique ait réussi d’une façon éclatante sur ce point, tandis qu’elle échouait ailleurs. Au théâtre, en effet, la place était prise ; il n’était guère facile de surpasser tant de maîtres glorieux. Et d’autre part pour innover dans la prose, après tant d’immortels chef-d’œuvre, il fallait s’attaquer (la méthode est dangereuse) au fond même, et comme au tissu de l’idiome. De là tant d’essais monstrueux à la scène ; de là cette langue bariolée et métaphorique dont les termes font saillie sur l’idée et l’enveloppent si bien, que la forme prédomine sur le fond, et que le sentiment est moindre que l’expression. Dans la poésie lyrique, comme les antécédens manquaient, on n’eut pas besoin de tous ces vains efforts pour atteindre l’originalité : l’inspiration y suffit. J’avoue que, malgré mes réserves contre les imperfections des poètes et les excès de leurs imitateurs, ma vive sympathie suit sur ce terrain l’école romantique. Ici, je serais désolé de paraître suspect, même à M. Théophile Gautier ; mais, plus loin, mon bon sens fait le rétif, et je m’arrête sans passer le Rubicon. Voyons de la rive si César (plus d’un