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chatouillent sous le pinceau jovial du plaisant critique. M. Gautier excelle dans ce genre à demi bouffon, et sa verve est si gaie qu’on lui pardonne de descendre à chaque instant sur le pré pour donner des taillades aux idées reçues. J’aurais bien eu envie de taquiner un peu l’historien si approprié des Grotesques sur son admiration sans bornes pour Viau, que ses citations, ne justifient guère ; mais, que voulez-vous ? on lit dans la notice de ce poète mal famé ces propres mots : « Tout le mal que l’on disait de Théophile me semblait adressé Théophile Gautier. » Que dire cela, sinon qu’on pense infiniment plus de bien de M. Gautier que de son homonyme d’il y a deux siècles ? Dans son enthousiasme, l’auteur des Grotesques va jusqu’à faire de la Corinne de Théophile une sœur d’Elvire. Si c’est un compliment adressé à M. de Lamartine, je doute qu’il charme l’illustre poète.

Au fond, M. Gautier n’a qu’une foi très factice dans l’école excentrique à laquelle il semble avoir voué jusqu’ici un esprit et un talent faits pour de meilleures causes. À un endroit même, il lui échappe de dire : « Hélas ! quel est celui de nous qui peut se flatter qu’une bouche prononce son nom dans cent ans d’ici, ne fût-ce que pour s’en moquer ? Les plus grands génies de maintenant n’oseraient l’espérer. » Un pareil aveu trahit le découragement. Est-ce que Boileau, par hasard, aurait raison contre Théophile ? Mais je n’hésite pas à dire que M. Gautier calomnie la littérature contemporaine et se calomnie lui-même en désespérant à ce degré de l’avenir. Vous plaignez le sort des écrivains de Louis XIII, vous regrettez la venue d’un régulateur aussi sévère que Despréaux ; pourquoi alors faire comme ces vaincus et les reproduire ? Des moyens semblables amènent en général une fin pareille. C’est la loi de l’histoire.

Soyez sûr qu’on goûte votre talent, qu’on apprécie votre plume effilée et savante. Vous êtes même aimé… comme l’enfant prodigue ; mais pourquoi ne pas croire à vous-même et ne pas vous prendre au sérieux ? Pourquoi vous complaire toujours à des pochades, quand vous pourriez faire des tableaux ? Jusqu’à présent, l’imagination a tenu chez vous le dé en souveraine, et a fait de la raison son esclave. Tout votre secret, ou plutôt toute votre erreur, c’est de toujours faire passer le mot qui peint avant le mot qui fait sentir. Est-ce là, je le demande, le procédé des grands écrivains ? La forme ne peut pas être indépendante du sentiment ; le sentiment, au contraire, dès qu’il est grand, emporte avec lui son expression, et est, pour ainsi parler, sa forme à lui-même. Tel humble mot du cœur, telle situation simple et