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a sous les yeux ne lui permettent pas de profiter. Après d’autres promenades du même genre, le philosophe de dix-sept ans finit par sentir le feu qui dévore la voisine gagner son cœur. Il s’en va errer tout seul sur les remparts de la ville, partagé entre les scrupules et l’amour qui devient tous les jours plus fort. Au moment où il prend avec courage la résolution de rompre cette liaison, la jeune Dalmate lui demande la permission de visiter son appartement de garçon, et, une fois entrée, elle n’en sort plus que le lendemain. L’imagination de Gozzi prête aussitôt à sa maîtresse des vertus et des mérites que l’œil du philosophe n’avait pas vus. Un beau jour, notre poète est obligé de se rendre, pour une opération de recrutement, en Illyrie. Il s’embarque fort navré de la séparation, mais plein de confiance dans les sermens solennels de fidélité que lui prodigue son amie. Au bout de quarante jours, il revient ; on lui raconte alors que sa belle reçoit en cachette des visites du secrétaire du provéditeur. Il rentre chez lui furieux, et s’enferme dans sa maison. La jeune Dalmate veut qu’on s’explique ; elle force la consigne, et pénètre jusqu’à son amant.

— Malheureuse ! lui dit Gozzi au désespoir, vous n’êtes plus digne de ma tendresse ! Que venez-vous faire ici, puisque vous recevez le signor secrétaire du provéditeur ?

Ahimè ! répond la Dalmate avec volubilité. Ce diable d’homme m’a ensorcelée ; il a gagné mes sœurs en leur donnant deux boisseaux de farine. Tout le monde conspirait contre moi. Ah ! maudites sœurs ! maudite indigence ! maudite farine !

La pauvre fille pleurait à chaudes larmes. Gozzi tira de sa poche une bourse remplie de sequins qu’il jeta dans le giron de son infidèle, et il se sauva dans les rues, pleurant aussi de tout son cœur et répétant : « Maudites sœurs ! maudite indigence ! — maudite farine ! » Ainsi finirent ses premières amours dont on retrouve une réminiscence dans sa pièce de Zobeïde.

La seconde aventure, moins édifiante que la première, ressemble tout-à-fait à un conte de Boccace. Charles Gozzi était lié d’une étroite amitié avec un jeune officier appelé Massimo. Afin de voir plus souvent son ami, il va demeurer avec lui chez un négociant, auquel il paie pension, pour le logement et la table. Ce négociant, n’ayant pas d’enfans, avait adopté une pauvre fillette, blonde, frêle, et d’une figure pudique, comme un ange de lumière ; elle n’avait que treize ans, mais treize ans de Zara en valent seize de Venise et vingt de France. Le bonhomme paraissait aimer tendrement sa fille d’ame. Gozzi s’intéressait à la belle fanciulla ; il admirait sa douceur, et lui