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Et le public de rire et de payer. En France, Truffaldin, avec sa relation et son manteau troué, eût essayé une bourrasque de sifflets, et le lendemain l’auteur se serait mis en travail de quelque pièce d’un irréprochable ennui.

Laisons de côté la Donna Serpente, les Gueux heureux, la Zobéide, le Mostro Truchino et l’Oiseau vert, qui composent le répertoire fiabesque de Gozzi, pour suivre de préférence l’homme pendant cette période remarquable de son génie. A force d’exercer sa fantaisie et de voir représenter devant lui ses conceptions originales, notre poète vivait entouré de magiciens arabes, de nécromans thessaliens, de derviches et de faquirs dangereux par leurs ruses. A force de faire le métier de providence et de fatalité avec toutes ces créations bizarres, Gozzi entra jusqu’au cou dans le monde fantastique ; les puissances occultes dont il s’était servi se tournèrent un beau jour contre lui, et se mirent à le tourmenter. Elles rendaient son café bouillant au moment même où il portait la tasse à ses lèvres ; s’il y avait sur la place de Saint- Moïse une mare d’eau, elles y conduisaient malignement son pied. Les passans prenaient des figures inusitées : les uns paraissaient avoir sept pieds de haut, les autres lui venaient au genou. Le bon seigneur N… N…, ancien ami de son père, avait toujours quelque nouvelle folie en tête lorsque Gozzi allait le voir. Un jour, ce digne vieillard rassemblait dans son salon de vieilles bottes de formes diverses, depuis la mode du temps de l’archevêque Turpin jusqu’à l’époque actuelle, et il soutenait que ses aïeux avaient chaussé tout cela pour défendre la république contre les Turcs. Un autre jour, le bonhomme se croyait en relations avec les souverains de l’Europe, et Gozzi devenait un envoyé diplomatique qu’on recevait confidentiellement. N’était-ce pas quelque mauvais génie fiabesque que attaché à Gozzi qui lui jouait ces mauvais tours ? Oui, évidemment. Cependant, au rebours d’Hoffmann, qui s’est cru plus tard affligé du même malheur, Charles Gozzi ne tremblait point devant ses ennemis, invisibles. Il s’irritait avec l’exagération italienne, et gardait son sérieux pour faire rire les autres. Ouvrons un peu les Contratempi :

« Oui, je suis né avec une étoile contrariante, dit Charles Gozzi. Si je voulais raconter toutes les malices dont cette étoile sardonique m’a assassiné, il me faudrait un gros volume. Pendant une certaine époque de ma vie (celle des féeries et des fables), quelque magicien m’avait ensorcelé, car mes contretemps allaient jusqu’à devenir aussi dangereux que ridicules. Je n’ai pas un physique qui ressemble à celui de tout le monde. D’où vient donc que dix personnes à la fois s’obstinaient à me prendre pour un autre ? A coup sûr j’étais ensorcelé.