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qu’il avait perfectionnés. Cette belle époque ne fut qu’une suite de succès, de relations gaies et cordiales, de bonne harmonie et de recettes copieuses. On se réunissait deux fois par semaine chez le compère Sacchi ; le vin de Chypre échauffait les conversations ; la jeunesse et la, beauté des actrices, leur coquetterie, leurs folles espérances de mariage, mettaient Gozzi dans la plus douce position dont puisse jouir un auteur. Tout alla le mieux du monde tant que le patron de la troupe n’eut de préférence marquée pour personne ; mais un beau jour une œillade plus meurtrière que les autres et mieux ajustée pénétra jusqu’à son cœur : ce fut le signal de la discorde, de la désorganisation, et même de la décadence du poète comique.

Une actrice qu’il vit à Padoue, la signora Teodora Ricci, captiva tout à coup Charles Gozzi, à tel point qu’il négligea ses anciennes amitiés et ses intérêts pour être plus entièrement à son amitié nouvelle. Jamais il ne voulut avouer qu’il y eût de l’amour en jeu, et cependant il fit pour la signora Ricci plus que l’amitié seule n’oserait entreprendre. Cette jeune femme n’était nullement appelée par vocation à entrer dans la troupe de Sacchi. La comédie fiabesque et plaisante ne convenait pas à son physique sérieux, à sa diction déclamatoire, ni à son caractère violent et passionné. Dans l’idée que la faiblesse du poète pour elle lui serait avantageuse, elle accepta les propositions que Sacchi voulut bien lui faire à l’instigation de Gozzi. Comme si le public de Venise eût deviné le tort que cet élément nouveau pouvait causer à la compagnie, il accueillit très froidement cette actrice à son début. La pièce de l’Amoureuse tout de bon, composée exprès pour elle, se ressentit de la mauvaise volonté du parterre. Gozzi s’obstina ; il aima mieux changer de genre que d’abandonner sa favorite, et donna une traduction du Comte d’Essex et une autre de Gabrielle de Vergy. On avait eu de la peine à monter ces deux ouvrages, si contraires aux habitudes de la troupe. Peut-être l’exécution fut-elle manquée ; le public demeura muet pour l’actrice et pour les deux ouvrages, qu’il fallut laisser de côté après six représentations. Le quatrième essai fut plus heureux. Gozzi, ayant étudié l’esprit et le caractère de son amie, trouva un rôle qu’elle pouvait jouer. La Princesse’Philosophe plut beaucoup au public, et la signora Ricci se vit enfin applaudie et acceptée par les Vénitiens. Cette réhabilitation porta le coup de la mort à la compagnie Sacchi. Toutes les actrices jalouses se liguèrent contre la nouvelle favorite ; une fois l’espoir perdu de convertir le poète en marito felicissimo, l’envie et la haine, ne gardèrent plus de ménagemens. Les quatre masques tournèrent leurs regards de tous côtés