Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ques, bonnes bêtes de somme, solides rameurs à face de singe. Comme chacune de ces races avait une aptitude différente, on trouvait, en choisissant bien, de quoi répondre à tous les besoins d’une habitation.

Les moins dépaysés de tous ceux que la traite jetait sur notre côte, ce devaient être les Malgaches ; ils retrouvaient ici les bœufs de leurs plaines et une grande quantité d’arbres de leurs forêts. Eh bien ! on avait plus de peine encore à les apprivoiser que les autres : il est vrai qu’on ne perdait pas beaucoup de temps à leur faire la leçon ; mais, voyez-vous, messieurs, le nègre est né paresseux, et l’homme qui a horreur du travail…

— S’imposera toute espèce de privations plutôt que de surmonter son penchant, continuai-je en regardant le créole.

— Oui, monsieur, mon père me l’a répété bien souvent quand nous allions tendre nos lignes à l’embouchure des rivières. Tenez, c’est lui qui a travaillé cette calebasse que vous voyez : vous n’en trouveriez pas de plus belle dans toute l’île ; il lui a fallu plus d’un mois pour l’enjoliver comme elle est là. La première fois qu’il s’en servit lui-même (il y a bien long-temps, et je m’en souviens comme si c’était hier), nous étions à la chasse aux chèvres du côté des Salazes. À force de prières, j’avais obtenu la permission d’accompagner les chasseurs. La course fut bien longue, et au retour j’étais éreinté ; mais je fis bonne contenance jusqu’au bout, et mon père me laissa entrer au village avec sa carabine sur mon épaule. Or, comme nous descendions de la montagne, nous aperçûmes à l’horizon, bien loin au large, un petit point blanc.

— Vois-tu là-bas ? me dit mon père. — Oui, répondis-je ; je vois un paille-en-queue ou une mouette qui devrait bien me prêter ses ailes, car je commence à me sentir la plante du pied un peu pesante. — Mon père ne répondit rien ; comme le soleil miroitait sur les vagues, il abaissa son grand chapeau sur son front, s’arrêta court, et se mit à considérer ce point blanc, qui semblait glisser entre le ciel et l’eau. Quant à moi, je me laissai tomber sur l’herbe.

— Je parierais que c’est la Diane, s’écria mon père après un moment de silence. Elle aura vu un croiseur à la hauteur de Saint-Denis, et elle fait fausse route pour le dépister ; il n’y a qu’une goélette qui puisse ainsi serrer le vent et s’élever au sud de l’île. Si la brise ne la gêne pas, nous la verrons ce soir, mouillée à l’anse du Piton.

Pendant ce temps-là, un petit navire de guerre débouchait derrière le cap que nous voyions tout à l’heure sur notre gauche. Il courut dans cette direction environ vingt minutes ; puis, soit qu’il eût perdu de vue