Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais M. Lacordaire se retourne. « Raisonnons, dit-il, raisonnons beaucoup ; la raison, c’est la foi ! La raison humaine est par essence une raison chrétienne ; elle affirme d’elle-même tous les dogmes fondamentaux du christianisme, celui de la chûte comme les autres ; elle trouve en elle-même tout ce que l’église enseigne et comme elle l’enseigne ; la raison populaire, la raison illettrée adhère naturellement aux mystères chrétiens ; la raison endormie du sauvage que le missionnaire réveille était à l’avance une raison catholique ; l’organisme mystique est l’appareil essentiel de l’humanité ; il n’y a point de notion religieuse qui ne soit une notion mystique. » C’est ainsi que M. Lacordaire étouffe maintenant l’intelligence sous ce grand honneur dont il veut la combler, comme il l’étouffait tout à l’heure sous les mépris dont il la chargeait ; erreur cette fois bien plus dangereuse, parce qu’elle est peut-être plus séduisante et ravit plus facilement les imaginations sensibles, erreur pourtant aussi contraire à l’orthodoxie, qui s’est toujours défiée du mysticisme, qu’à la philosophie, dont le mysticisme est la mort la plus sûre. Il faut repousser de toutes nos forces ce périlleux fardeau qu’on nous impose, et dire nettement pourquoi nous n’en voulons pas.

La psychologie de M. Lacordaire est une fausse et trompeuse psychologie : elle repose tout entière sur une confusion perpétuelle. Le domaine des idées est double : il y a des idées contingentes et relatives, des idées absolues et nécessaires, mais les unes comme les autres appartiennent essentiellement à la raison ; c’est elle-même et elle seule qui s’approche de l’infini, comme c’est elle encore qui touche au fini. Il ne faut point s’imaginer qu’il y ait entre l’infini et nous quelque chose qui ressemble à cette échelle de Jacob sur laquelle les anges montaient et descendaient pour porter au ciel les vœux de la terre, et à la terre les messages du ciel. C’est mal parler que de se demander si la certitude religieuse doit venir d’en haut ou d’en bas ; tout ce que nous savons de l’infini, nous le tenons de nous, tels que Dieu nous a faits, et nous le portons en nous. Seulement, il y a deux manières de saisir ces grandes idées ; toutes deux s’appellent, se corrigent et se profitent : jamais elles ne se nuisent ; toutes deux sont éminemment rationnelles : c’est la raison qui s’empare de ces choses par l’élan du mouvement spontané, comme c’est encore la raison qui les atteint par la réflexion. La réflexion n’est pas le partage exclusif des uns, la spontanéité celui des autres ; ce sont deux procédés différens communs à toute pensée ; la spontanéité rend à la réflexion ce qu’elle pourrait perdre d’ardeur ; la réflexion doit s’attacher à préserver