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passassent l’un après l’autre, sous peine de le rompre. Sur les deux rives, de hautes fougères tapissaient le sol ; l’humidité des eaux, qui forment des cascades au fond du précipice, entretient presque jusqu’au sommet de l’escarpement une végétation vigoureuse. Au milieu de ces masses de bois, les nègres couraient, disparaissaient à nos yeux, et nous avions bien du mal à nous guider vers un point qu’il n’était pas toujours possible de découvrir.

Arrivé le premier sur la rive opposée, le Malais, au lieu de continuer sa course, sembla attendre ses compagnons ; ceux-ci filaient lestement, empressés de se jeter dans les halliers où ils espéraient se disséminer afin de se soustraire à nos recherches, et avoir ainsi le temps de gagner, par-delà les montagnes voisines, d’autres camps inaccessibles. À mesure que l’un d’eux posait le pied sur l’autre bord du ravin, on eût dit qu’il retrouvait une vigueur nouvelle ; tous ces coteaux abruptes, sauvages, couverts de broussailles au-dessus desquelles de gros arbres dressent leurs branches à moitié mortes, représentaient pour la bande en déroute le vrai pays de l’indépendance vagabonde. Une fois là, les marrons se sentaient chez eux. Nous faisions feu, quoique de bien loin, et, au bruit de la détonation doublé par les échos des roches escarpées, nous voyions frissonner et chanceler celui qui se trouvait suspendu sur l’abîme ; mais l’oiseau que l’on tire au vol, à une trop grande distance, secoue ses ailes par un saisissement de frayeur, puis il plane de nouveau et s’éloigne, sans même laisser tomber une plume.

Pendant que les uns envoyaient d’en haut des balles perdues, les autres marchaient le plus vite possible à travers les branches, et le retard causé par le passage du pont nous avait rapprochés des fuyards. Chacun d’eux, ignorant s’il ne se trouvait pas derrière lui un camarade attardé, et talonné d’ailleurs par notre mousqueterie, se lançait dans les bois en poussant des cris sans regarder en arrière ; ce qui fit que le pont ne fut pas rompu. Au moment de le franchir nous-mêmes, nous réglâmes l’ordre de la marche ; celui qui passa le premier, ce fut un vieux créole, grand chasseur, qui connaissait mieux que personne les sentiers de la montagne. Il en voulait particulièrement à ce démon de Malais qu’il accusait d’avoir coupé ses girofliers par le pied, et nous ne lui contestâmes point le droit de se venger lui-même, s’il en trouvait l’occasion.

Les hurlements des noirs retentissaient encore ; mais on n’en voyait plus un seul. Le vieux chasseur s’élança hardiment sur le pont en se servant de son fusil comme d’un balancier ; il arpentait avec ses longues jambes ce tronc d’arbre pourri par les eaux et déjà un de mes compagnons