Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en souriant : « Cela vous étonne de rencontrer, chez un classique de vieille roche, de ces échappées grandioses qui s’ouvrent tout à coup sur l’infini ; évidemment les dilettanti du drame moderne, les gens blasés par les énumérations excessives d’un certain matérialisme romantique, ne se doutent pas des effets singuliers qu’un style grave et retenu comporte. Maintenant à la place de Pierre Corneille supposez Victor Hugo, et vous aurez, au lieu de ce vers unique, mais d’une perspective sans bornes, quarante vers au moins où défileront dans le plus imposant cortége tous les ibis, les boas et les hippopotames des bords du Nil. » Tel est l’orientalisme de M. Freiligrath vis-à-vis de la poésie de Rückert. Coloriste imperturbable, M. Freiligrath ne rêve que tons et paysages, et sa manière crue et chaude rappelle par momens le faire d’Eugène Delacroix dans ses aquarelles. Au temps des Orientales, dont M. Freiligrath semble vouloir aussi s’adjuger la défroque, c’eût été là un éloge ; depuis, malheureusement, les choses ont bien changé, et description pour description autant vaut lire une lettre du voyage en Orient de la comtesse Hahn-Hahn.

D’après ce que nous avons dit, on imagine que l’existence entière de Rückert avec ses phases diverses et ses développemens successifs se retrouvera dans ses poésies. On prétend qu’il y a des gens qui, sur quelques lignes tracées de la main d’un homme ou d’une femme, vont deviner à l’instant ses mœurs et jusqu’aux plus minutieuses singularités de son caractère. Sans être un sorcier de cette espèce, avec des lyriques de la trempe de Rückert, le volume suffira pour construire une biographie, et je parle ici d’une biographie complète où le monde extérieur interviendra dans l’occasion. Les agitations et les rêves de l’adolescent, l’ardeur bouillante du jeune homme, le sens plus grave de l’homme fait, auquel la maturité n’ôte rien de la chaleur de l’ame ; toute période notable vous apparaîtra de la sorte, tantôt au grand soleil, tantôt à la faveur d’un clair-obscur approchant de la vérité.

Les Poésies complètes ne forment pas moins de six volumes auxquels on reprochera de contenir avec profusion des richesses qui, pour exercer tout leur prestige, voudraient être davantage ménagées. Les diamans ainsi entassés outre mesure finissent par paraître aux yeux des gens d’une valeur équivoque, et l’on se demande si par hasard on ne se serait point d’abord exagéré le prix de cette pierre qu’un homme a le secret de fabriquer à toute heure et sans qu’il lui en coûte rien. Du reste, ce n’est pas la première fois que semblable critique est adressée à Rückert ; en général, le merveilleux lyrique a le tort de ne point savoir compter avec lui-même ; sa poésie, en coulant