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V.

J’étais ruiné, continua Maurice, et, ce qu’il y a de pis, ruiné avant d’avoir eu le plaisir d’être riche. Il fallut se résigner à regarder comme perdus les esclaves fugitifs dont on ne recevait plus aucune nouvelle ; les marrons, si rudement chassés dans la dernière campagne, se tenaient tranquilles sur tous les points. Établis par petits camps distincts, ils demeuraient cantonnés au cœur de l’île, dans ces régions sauvages qui se composent d’escarpements à pic, entièrement couverts de bois, de précipices, de torrents tour à tour desséchés et remplis, enfin de plaines étagées à diverses hauteurs, les unes suspendues comme des terrasses au-dessus de vallées profondes, les autres hérissées de ces plantes que nous appelons calumets. On dit que des flibustiers d’Amérique ont apporté de leurs colonies ce mot par lequel nous désignons un roseau dix à douze fois plus long que ma carabine, entouré à chaque nœud d’une double feuille sans cesse agitée par le vent, terminé par ces tiges vertes et solides qui nous servent à garnir le tuyau de nos pipes. Ces calumets ne poussent qu’à une grande élévation ; les Noirs qui manquent d’armes dans la montagne, percent ces roseaux comme un canon de fusil et y introduisent des graines sauvages qu’ils lancent contre les petits oiseaux pour les tuer.

Un jour que je travaillais à terminer une pirogue commencée par César, une jolie embarcation capable de porter la voile, mon père me demanda si j’avais remarqué sur la poitrine de ce noir une toute petite cicatrice. Je me le rappelais parfaitement.

— Eh bien ! ajouta mon père, l’autre Malgache en avait une toute pareille ; voilà pourquoi ils sont partis ensemble ; ils ont faits frères ! Et il m’expliqua cette coutume de Madagascar, ce serment du sang, cette alliance contractée entre deux personnes qui s’obligent à se secourir mutuellement jusqu’à la mort. Quand deux amis veulent s’unir de cette façon indissoluble, ils se font au creux de l’estomac une petite blessure et imbibent avec le sang qui en découle deux morceaux de gingembre ; l’un mange le morceau teint du sang de l’autre. Les témoins pratiquent encore diverses cérémonies ; le plus âgé frappe les deux nouveaux frères avec une sagaie et leur fait répéter un serment terrible dont la dernière phrase est ainsi conçue : « Que le premier de nous qui violera sa promesse soit écrasé par le tonnerre ; que la mère qui l’a mis au monde soit dévorée par les chiens ! » Il y a des Blancs qui ont