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Maltro, un souldat ! (Marthe, un soldat !) - Aussi ne sortait-elle que deux fois la semaine, et le peuple disait en la rencontrant : Maltro sort, diou abé talen ! (Marthe sort, elle doit avoir faim.) C’est de cette pauvre insensée que Jasmin, dans ses vers touchans, vient nous redire aujourd’hui l’histoire.

Et comment cette ombre n’eût-elle pas apparu au poète ? Le poète toujours est de ceux qui se souviennent : une éternelle poésie se rencontre dans l’alliance fatale du malheur et de la beauté. Aussi le gracieux fantôme de la pauvre folle, qui vécut trente ans de charité, vient-il à lui, et il se rappelle aussitôt ces années enfuies où, enfant, il la poursuivait avec les autres lorsqu’elle sortait pour remplir son petit panier vide. Tout lui revient de la sorte à la pensée, et la grace de cette fille sous la serge, et sa terreur quand passait un militaire ; une tendre curiosité le prend dès-lors de s’enquérir de la pauvre Marthe et de rechercher son passé. Voilà comment la muse pieuse de Jasmin vient raconter au public l’aventure de celle qui eut autrefois sa raison, de celle qui fut un martyr de l’amour.

On est en 1798, quand s’ouvre le premier chant, et la vue rencontre ces bords auxquels le Lot donne incessamment le silencieux et frais baiser de son eau transparente. Entre les touffes d’ormes se cache une maisonnette, et dans cette maison, par un beau matin d’avril, est agenouillée une jeune fille pensive qui prie Dieu. A la voir tour à tour s’asseoir, se lever, se rasseoir encore, on sent qu’une vive inquiétude l’agite. Et qui pouvait troubler ainsi cette charmante enfant, et que lui manquait-il donc pour plaire ? N’avait-elle pas la taille élancée et la peau blanche ? le jais de ses cheveux n’était-il pas assez noir, le bleu de ses yeux assez azuré ? Mon dieu ! la belle n’ignorait point qu’avec son air fin, elle passait pour une damette au milieu des autres paysannes… ; un petit miroir luisant pendait à côté de son lit ! Cependant, ce soir-là, elle n’avait point regardé le miroir ; une autre pensée l’absorbait, son ame tout entière était en jeu. Aussi, au moindre bruit, passait-elle tour à tour de la pâleur au plus vif incarnat. Tout à coup quelqu’un entre : c’est une voisine, la jolie Annette. Au premier regard, on voit bien qu’Annette a quelque chagrin ; mais bientôt vous devinez que la douleur glisse et ne prend pas racine dans le cœur de cette folâtre. La conversation des deux jeunes filles ne tarde pas à trahir le sujet de leurs inquiétudes : les garçons du village tirent en ce moment à la conscription, et chacune d’elles est inquiète pour son fiancé. Annette alors propose de tirer les cartes et de chercher ainsi les chances de l’avenir : Marthe y consent, et voilà que, tremblantes, elles tentent le sort. Le hasard d’abord favorise Marthe : Marthe espère ; mais bientôt une fatale danse de pique survient qui brise toutes ses illusions et annonce quelque malheur. Au même moment, le tambour bruyant lance sur le chemin son rire tapageur qui va se marier dans l’air au fifre joyeux et aux folles chansons. Ce sont les heureux que le sort a épargnés et que le grand démon de la guerre laisse au pays par pitié. Il y a là tout un tableau vivant et tracé de main de maître. Marthe s’élance à la petite fenêtre de sa chambre, et bientôt elle retombe évanouie : Joseph, le fiancé d’Annette, était bien