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si peu après un jour de navigation, que les jeunes Malgaches, craignant de le voir sombrer, le suivirent à la nage l’un après l’autre. Leurs forces s’épuisèrent, la bourrasque les chassait au hasard, les torrents de pluie tombaient sur eux du haut du ciel ; la mer les battait comme des algues que le flux promène au fond des baies. Peu de temps après leur départ, un navire les rencontra : celui qui était dans la pirogue ne ramait plus ; l’autre, accroché à la poupe, levait péniblement la tête au-dessus des eaux. Quand on les héla, ils semblèrent se réveiller ; on les vit se serrer la main, puis plonger ; les matelots du navire s’attendaient à les voir bientôt reparaître, mais ils ne revinrent point à la surface des vagues.

Le vieux Quinola restait seul sur la pirogue ; le capitaine du navire envoya un canot vers lui, parce qu’il ne répondait point à ceux qui l’appelaient, et ils l’auraient appelé long-temps. Si les autres avaient plongé, c’est que Quinola était mort, bien mort, non pas à Madagascar comme il l’espérait, mais enfin hors de l’île, comme il le voulait à toute force.

— Et qui vous a raconté cette dernière partie de l’histoire ? demandai-je au créole.

— Un noir marron, qui avait rendu quelques services à Quinola ; celui-ci, en partant, lui légua sa grotte. Depuis bien des années, ce nègre déserteur hante la montagne et les mornes ; son maître n’existe plus, on le laisse vagabonder en paix. D’ailleurs, il ne se montre que quand il veut ; lorsque nous chassons là-haut, il nous aborde quelquefois, en offrant de nous servir de guide. C’est lui sans doute que nous avons mis en fuite ce soir, voilà pourquoi j’ai tiré en l’air ; mais il était plus prudent de faire feu, car il y en a d’autres par ici.

— Dans votre île, la Providence n’a mis ni reptiles, ni bêtes féroces, répliqua le docteur ; il était réservé aux Européens d’y donner naissance à une variété de l’espèce humaine que j’appellerais volontiers l’homme des bois.


TH. PAVIE