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celtiques), est prodigieux ; il étendait en tous sens ses fondations. Mais bientôt, pour qui l’observe de près, tout aboutit manifestement ou moins converge dans son esprit aux origines de la civilisation moderne. Il attachait à ce mouvement de renaissance première la plus grande importance, comme à ce qui avait produit quelque chose de tout-à-fait distinct de l’antiquité, à savoir par exemple, l’amour moderne, la chevalerie. Il recherche donc curieusement les origines de ces créations si chères à son ame délicate ; il les recherche en germe chez les Arabes, chez les Vascons, chez les Aquitains et Gallo-Romains, pétris et repétris durant des siècles ; il épie sur ce sol tant remué les réveils d’une végétation vivace partout où il les voit poindre, et il ne met tant de prix à ses chers Provençaux que parce qu’il découvre véritablement en eux la première fleur de l’arbre moderne.

C’est à l’observer dans cet esprit qu’on le découvre lui-même tirant tout de son fonds, ses idées, ses aperçus ; il entreprend l’histoire des troubadours, non en philologue, ni par esprit de patriotisme local, mais dans une vue intimement philosophique, et, je le répète, parce que cette époque lui paraît offrir la première fleur originale, le premier Avril en fleur de la civilisation moderne. Il pensait que c’est de là qu’il faut dater l’histoire des littératures et des sociétés modernes ; car, si court et si brusquement interrompu qu’ait été ce premier printemps, elles lui doivent leur vraie couleur. – J’exprime ici ces choses plus vivement qu’il ne les exprimait peut-être, mais non pas plus vivement qu’il ne les sentait.

Tel est le vrai Fauriel ; c’est l’histoire qui a l’immense prédominance en lui, même lorsqu’il se présente à titre de critique. De fait, il ne s’occupait de littérature proprement dite que quand son intérêt pour un ami l’y poussait, comme il le fit pour Baggesen et pour Manzoni, et comme il fut poussé encore aux Chants grecs, indépendamment des autres affinités, par de nobles motifs de circonstance. Son but, d’ailleurs, demeurait toujours historique, ses travaux, depuis 1815, se rapportaient entièrement à cette fin, et tout le reste de sa part n’était que moyen ou hors-d’œuvre.

Nous continuerons de le suivre. Qu’on nous pardonne ces développemens dont il est bien digne. En nous occupant de Fauriel, nous n’avons pas dû craindre de faire un peu comme lui, d’insister sur les fondations même de notre sujet, et de procéder avec une lenteur consciencieuse, propice aux choses.


SAINTE-BEUVE.