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dans le fétu de paille comme dans l’astre flamboyant qui verse la lumière à flots d’or.

« Je suis le grain de poussière, et je suis le disque du soleil ; je suis le rayon de l’aube et le bruit du soir, le murmure dans la feuillée et la rumeur des vagues ; je suis le mât, le gouvernail, le pilote et le navire ; je suis le banc de corail où l’on échoue ; je suis ensemble l’oiseleur, le filet et l’oiseau ; je suis l’image et le miroir, le bruit et l’écho ; je suis l’arbre de vie et l’hôte qui s’y perche, le silence, la pensée, la langue et le son ; je suis le souffle de la flûte, je suis l’esprit de l’homme, je suis l’étincelle dans le caillou, le rayon d’or dans le métal ; je suis la vigne, le pressoir, le marc et l’ivresse, l’échanson et le buveur, et la coupe de cristal ; je suis la bougie et le papillon dont le vol l’enveloppe ; je suis la rosée et le rossignol qu’elle enivre ; je suis le médecin, le malade, le poison et le contrepoison, le doux et l’amer, le miel et le fiel, la guerre, la paix, le champ de bataille, la victoire la forteresse et le défenseur, l’assiégeant et le rempart ; je suis la chaîne des êtres, l’anneau des mondes, l’échelle de la création, la montée et l’abîme ; je suis ce qui est et n’est pas ; je suis, ô toi qui le sais, Dschelaleddin, oh ! dis-le, je suis l’ame du tout. »


Je ne sais, mais cette façon tout orientale qu’affecte Rückert de rappeler Dschelaleddin au dernier vers me semble augmenter encore le mystérieux du poème. On dirait un autre Alighieri suivant un autre Virgile et s’arrêtant à chaque pas pour invoquer, le guide inspiré, le maestro divin qui l’entraîne loin des sentiers terrestres. Écoutons maintenant-le cri du poète :


« Tu es la source universelle des jouissances, ton miel donne à la vie douceur ; mon sein regorge de pierreries, oh ! laisse-moi les répandre à tes pieds ! Les ames éprises d’amour vont à ton océan comme des fleuves. Tu es le soleil des pensées ; tes baisers sont les fleurs du printemps. L’amour devant toi pâlit d’amour, la lune s’épanche en torrens de larmes ; tu es la rose, et les soupirs du cœur sont pour toi les saluts du rossignol. Hélas ! mon moi s’est-il donc rendu si coupable que mon amour ne puisse racheter le mal ? O perle de la conque des univers ! l’écorce extérieure me répugne. O vin pur de la vie dans la coupe de la mort, que ton parfum aujourd’hui me ranime !

« Je suis la vigne, oh ! viens, et sois l’ormeau autour duquel s’enlacent mes festons. Je suis le lierre, sois mon appui, ô cèdre ! afin que je ne tombe pas tristement sur le sol humide. Je suis l’oiseau, viens et sois mon aile, afin que je m’élève vers ton ciel ; le coursier, viens et sois mes éperons, afin que je tende au but de ta carrière. Je suis la couche où l’on sème les roses, sois ma rose, afin que de mon suc je n’alimente pas la mauvaise herbe. Je suis l’orient, lève-toi dans mon sein, ô soleil ! Que ta clarté dissipe en montant ces voiles de brouillards. Je suis la nuit, sois mon diadème d’étoiles, afin que, dans les ténèbres, je ne m’épouvante pas moi-même. »