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extrait substantiel, rare et suprême essence émanée à la flamme du génie de tout cet amas de notes et de documens. Je dirai la même chose de Rückert, orientaliste et poète, procédant à la fois de Goethe et de M. de Hammer, et qui pourrait traduire en prose ses modèles, s’il n’aimait mieux les imiter en vers.

Nous tous tant que nous sommes, la rage du pittoresque nous tue ; peu soucieux de creuser le fond des consciences, il nous suffit d’interroger l’habit, et ce qui nous charme davantage, c’est la couleur. J’ai nommé là le grand cheval de bataille du romantisme. On remarquera que je ne parle pas seulement ici de la question littéraire. Tenez, ce musicien nouveau-venu, qu’on affecte aujourd’hui de proclamer un génie, qu’a-t-il vu en Orient, sinon des effets de soleil et de lune ? Musicien d’une caravane illustre dont Victor Hugo serait le poète et Decamps le peintre, il s’en est tenu comme les autres à la couleur, au pittoresque. Je trouve bien dans cette ode-symphonie qui pompeusement s’intitule ode pour obéir à cet esprit de confusion auquel le premier poème qui paraîtra demain devra à son tour de s’appeler symphonie ; je trouve bien dans cette ode-symphonie d’agréables motifs cousus à la file avec une industrie rare, des mélodies caractéristiques surprises sur les lieux et présentées de main de maître ; mais de cette verve divine qui déborde, de ces rapports effervescens de l’être à l’infini, de tout ce panthéisme d’Atar et de Dschelaleddin, pas un mot, pas une note. Il semble pourtant que c’eût été le cas ou jamais ; la musique, peu propre à certaines abstractions métaphysiques, se fût admirablement prêtée à rendre cet enthousiasme écumant, élans sublimes qui rentraient dans le ressort de l’hymne. Certes, si Mozart, dont on a osé prononcer le nom avec un peu de cette irrévérence qu’on affectait autrefois pour Racine, si Mozart eût entrepris le pèlerinage, il nous eût à coup sûr rapporté de la Mecque d’autres trésors que ceux-là, et le génie surhumain auquel s’est révélé, dans les quelques mesures de l’air monumental que chante Sarastro[1], toute la pompe mystérieuse du sanctuaire d’Isis aurait, je n’en doute pas, demandé au pays du prophète une plus haute et plus sévère inspiration. Ceci soit dit sans prétendre le moins du monde porter atteinte à la gloire un peu hâtive du chantre de la symphonie du Désert, musicien descriptif, poète coloriste, peintre à la manière de Decamps. Est-il besoin de rien ajouter maintenant pour qu’on voie quelle distance le sépare encore de Mozart, j’allais écrire de Raphaël ?

  1. Au premier acte de la Flûte enchantée.