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dans la contemplation de la nature, il y a perdu peu à peu le sens des phénomènes du monde moral, de l’histoire ; l’être et le non être, la vie et la mort, lui sont devenus des thèmes plus familiers, des contradictions moins ténébreuses que le bien et le mal ; et soit tempérament, soit système, il a de plus en plus répudié l’histoire, préférant, dans sa sagesse de brahmane, aux images turbulentes de la vie la contemplation de l’idée pure : « Ferme tes sens au monde extérieur, si tu veux lire en toi le secret des mondes et de Dieu. »

N’est-ce point cet élan souverain vers la spéculation, cette tendance à négliger pour l’idée la pluralité des phénomènes, qui lui inspire encore ce chant d’amour délicieux en sa métaphysique :


« L’amour est au-dessus de l’objet que tu aimes, et si terrestre qu’il t’apparaisse, si humain que soit le nom dont tu l’appelles, il n’en est pas moins un et céleste.

« Comme dans le tourbillon d’un bal masqué, dans la salle où les lustres flamboient, une espiègle maîtresse vient t’agacer sous mainte forme et se fait enfin reconnaître.

« Ainsi j’aimai l’une, puis l’autre ; elles changèrent pour moi, moi pour elles. Et toutes, en fin de compte, n’étaient que le masque sous lequel l’amour m’était apparu.


Comme on voit, le dernier terme de cette philosophie est l’absorption de l’être en Dieu, chez qui l’idée d’amour prime, si elle ne l’exclut, tout autre attribut. Piété orientale par son caractère de quiétisme, et qui, repoussant la lutte, s’éloigne autant que possible de l’héroïsme chrétien.

On concevrait difficilement qu’un poète aussi profondément imbu de la philosophie de la nature que l’est Rückert dût réussir à traiter des sujets évangéliques. Il l’a tenté néanmoins et à plusieurs reprises, mais sans succès. Son style y reste froid et décoloré, l’onction manque ; et, chose étrange ! cette ame, d’ordinaire exubérante, source vive d’où les parfums embaumés du mysticisme débordent, semble se tarir tout à coup et ne plus donner qu’un flot avare, qui encore ne s’épanche qu’à la condition d’être étendu de paraphrases. Témoin cette Vie de Jésus (Das leben Jesu, compilation laborieuse et malvenue du Nouveau Testament. Quelle idée aussi d’aller mettre en distiques les versets des évangiles, de rimer saint Jean et saint Mathieu, et de jeter au four où se cuisent les sucreries du temps le pain sacré du Fils de l’Homme ! La belle affaire, en vérité, de s’amuser à planter des chevilles stériles dans cette bonne terre de labour faite pour recevoir