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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/828

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On disait dans l’école de Platon que les poètes lyriques, semblables aux corybantes qui, pour danser, avaient besoin d’être hors d’eux- mêmes, ni trouvaient pas de sang-froid leurs beaux vers, et qu’ils les produisaient que transportés d’un saint délire inspiré par les muses. Cette manière de penser n’est au fond que l’expression poétique d’un fait qu’avaient observé les anciens. Il y a un tempérament lyrique. Ne compose pas des odes qui veut : à ce travail, il faut apporter la double ardeur de l’esprit et du sang. L’ame humaine, la nature et l’histoire s’offrent au poète lyrique pour qu’il en tire des sons, des peintures et des héros. Dans le choix de ses sujets, dans la manière de les traiter, il est libre. L’épopée et le drame, tout en ouvrant à l’artiste une vaste carrière, imposent ceux qui veulent la tenter des conditions dont ils ne sauraient s’affranchir. Dans l’ode, le poète est souverain : seul, il se met aux prises avec le monde, et il a l’ambition d’avoir l’ame assez puissante pour le comprendre et le chanter. Afin qu’une triste chute ne confonde pas tant d’orgueil, il faudra que la nature ait doué le poète d’une rapidité merveilleuse dans la manière de concevoir et de sentir, de je ne sais quelle chaleur immortelle et secrète qui féconde l’ame, et qui, d’intervalle en intervalle, éclate par des lueurs dont soudain tout se trouve illuminé. C’est cet état de l’ame que les anciens se représentaient par l’intervention d’une puissance extérieure, par l’intervention de la muse : ils disaient que la muse soufflait au poète une fureur divine qui l’obligeait de s’exhaler en sublimes accens. N’était-ce pas bien indiquer cette compréhension vive et forte des choses par les grands côtés, par les aspects à la fois les plus profonds et les plus pittoresques, et aussi cette énergie de la sensibilité qui traduit en images ardentes ou enchanteresses les idées entrevues et devinées ? Dans l’esprit une force fougueuse d’abstraction, du feu dans l’imagination et dans les sens, voilà le tempérament lyrique. Tous les hommes ne sont pas ainsi doués. On peut penser même qu’en dehors des travaux poétiques, un pareil tempérament a quelque chose d’irrégulier et de maladif. Telle était notamment l’opinion d’un philosophe ancien qui n’avait pas négligé la médecine. Démocrite estimait que le génie poétique touchait par quelques endroits à la folie :

… Excludit sanos Helicone poetas
Démocritus[1]

Sans aller aussi loin que l’ami de Leucippe, reconnaissons que la puissance

  1. Horace, Art poétique.