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des sociétés modernes et proclamer le droit commun, Rousseau, qui peignait l’amour comme Mme du Châtelet l’avait ressenti, était encore obscur quand elle mourut. Caché dans Paris, triste et rêveur, il méditait sur les passions et les problèmes sociaux. L’audacieux tribun par qui devait triompher à jamais cette éclatante réforme dont se préoccupaient vaguement tous les esprits d’élite, Mirabeau, venait à peine de naître[1]. Les sciences avaient à compléter le rôle qu’elles jouaient en Europe depuis deux cents ans, rôle d’opposition éclairée contre l’autorité aveugle de la routine. Lavoisier, Laplace, Monge, Lagrange, allaient paraître : philosophes, orateurs, savans, tous se montrèrent à l’heure voulue, et concoururent à cette grande révolution d’où est sortie la France nouvelle ; mais, au temps de Mme du Châtelet, les ames ardentes et privilégiées cherchaient, encore incertaines, leur voie naturelle, allant de la science au plaisir et se lassant tour à tour de l’une et de l’autre, puis y revenant, curieuses toujours, jamais satisfaites. On marchait alors, on n’arrivait pas. Cette agitation générale de l’époque explique Mme du Châtelet ; nous l’avons vue demandant des émotions à l’amour, aux distractions frivoles, au jeu, à la métaphysique, s’abaissant à prêter l’oreille à la lecture d’un poème obscène, et écrivant de nobles pages sur l’existence de Dieu, poursuivant le bonheur et l’idéal dans les passions et dans l’étude de la vérité et sentant toujours la satisfaction du cœur et de l’esprit lui échapper. Cette inquiétude des intelligences élevées est moindre de nos jours, pourtant beaucoup de nobles esprits souffrent encore. Le merveilleux, l’inconnu, qui, dans l’antiquité, répondait à cette notion de l’idéal que l’homme porte en lui, n’existe plus pour nous. La terre est maintenant une étroite sphère parcourue en tous sens. Le globe entier est exploré ; plus de pays lointain et ignoré où le surnaturel puisse se réfugier. L’ame humaine, à la gêne sur la terre, frappe incessamment aux portes du ciel, et parfois elle croit entendre une voix d’en haut qui lui répond ; mais pour beaucoup la voix reste muette, et à ceux-là il faut les passions de ce monde, l’amour, la gloire, la richesse, l’exercice du pouvoir, les recherches audacieuses de l’esprit ; jouissances bien vite épuisées par l’être insatiable aspirant à des destinées immortelles, et qui, dans le doute de ces destinées, répète avec angoisse les sombres paroles de Pascal : Le silence éternel des espaces infinis m’effraie.


Mme L. COLET.

  1. Mirabeau avait six mois au moment de la mort de Mme du Châtelet.