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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/788

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gination. En effet, le sentiment du beau peut s’éveiller en chacun de nous devant tout objet beau ; mais quand cet objet a disparu, si son image ne subsiste pas vivement retracée, le sentiment qu’il a un moment excité s’efface peu à peu : il pourra se ranimer à la vue d’un autre objet, mais pour s’éteindre encore, mourant toujours pour renaître par hasard ; n’étant pas nourri, accru, exalté par la reproduction vivace et continue de son objet dans l’imagination, il manque de cette puissance inspiratrice, sans laquelle il n’y a ni artiste ni poète.

Un mot encore sur une faculté qui n’est pas une faculté simple, mais un heureux mélange de celles qui viennent d’être rappelées, le goût, si maltraité, si arbitrairement limité dans toutes les théories.

Si, après avoir entendu une belle œuvre poétique ou musicale, admiré une statue, un tableau, vous pouvez vous retracer vivement ce que vos sens ont perçu, voir encore le tableau absent, entendre les sons qui ne retentissent plus ; en un mot, si vous avez de l’imagination, vous possédez une des conditions sans lesquelles il n’y a point de vrai goût. Pour goûter les œuvres de l’imagination, ne faut-il pas en avoir soi-même ? N’a-t-on pas besoin pour sentir un auteur, non de l’égaler sans doute, mais de lui ressembler en quelque degré ? Un esprit sensé, mais sec et austère, comme Le Batteux, comme Condillac, ne sera-t-il pas insensible aux plus heureuses audaces du génie, et ne portera-t-il pas dans la critique une sévérité étroite, une raison très peu raisonnable, puisqu’elle ne comprend pas toutes les parties de la nature humaine, une intolérance qui mutile et flétrit l’art en croyant l’épurer ?

Si donc vous ne vous représentez pas vivement les belles choses, vous ne les jugerez pas comme il faut ; mais, d’un autre côté, ce n’est pas cette faculté de représentation elle-même qui prononce sur leur beauté. Et puis cette vivacité d’imagination, si précieuse au goût quand elle est un peu contenue, ne produit, lorsqu’elle domine, qu’un goût très imparfait, qui, n’ayant pas la raison pour fondement, n’en tient pas compte dans ce qu’il apprécie, et risque de mal comprendre la plus grande beauté, la beauté réglée. L’unité dans la composition, l’harmonie de toutes les parties, la juste proportion des détails, l’habile combinaison des effets, le choix, la sobriété, la mesure, sont autant de mérites qu’il sentira peu et qu’il ne mettra point à leur place. L’imagination est pour beaucoup sans doute dans les ouvrages de l’art, mais enfin elle n’est pas tout. Ce qui fait d’Athalie et du Misanthrope deux merveilles incomparables, est-ce seulement l’imagination ? N’y a-t-il pas aussi dans la simplicité profonde du plan, dans le développement mesuré de l’action, dans la vérité soutenue des ca-