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— Rentre dans ta cuisine, mon enfant, reprit le cadet de Colobrières. Je te recommande le pauvre Lambin… il sait que je vais partir, et pousse des gémissemens pitoyables… Allons ! adieu… À ces mots, il lui tendit sa main qu’elle toucha machinalement. Anastasie s’approcha d’elle alors, et lui dit d’une voix émue : — Adieu, la Rousse. J’ai laissé pour toi, dans ma chambre, un petit paquet de mes meilleures hardes ; c’est tout ce dont je peux disposer. Aie bien soin de ma mère, et parle-lui de nous souvent…

Elle monta dans la voiture ; le cadet de Colobrières prit place à son côté. Un petit paysan, qui devait les conduire jusqu’à Aix et ramener ensuite la jument de meste Tiste, sauta sur le brancard en faisant claquer son fouet sur les oreilles de la bête. — Adieu, ma mère ! s’écria Anastasie en jetant un dernier regard vers les croisées fermées de la chambre de la baronne ; adieu… je ne vous verrai plus !… Hélas ! pouvait-il y avoir pour moi une douleur plus affreuse que celle de cette séparation !…

À ce moment, la voiture ayant tourné, elle aperçut à travers les brumes matinales le sommet de la Roche du Capucin que le soleil levant baignait d’une lumière dorée. Mlle de Colobrières jeta un long regard sur la plaine, sur la tranquille vallée, et répéta dans son cœur : — Adieu ! Puis elle ferma les yeux et se renversa au fond du carrosse, qui partit au grand trot. La Rousse, immobile sur la plate-forme, suivit un instant du regard l’équipage qui, de cahot en cahot, atteignit bientôt le bas de la descente ; puis elle se mit à courir tout éperdue dans le chemin. Lambin, qui venait de rompre sa chaîne, passa devant elle comme un trait, et suivit la trace de son maître.

La jeune servante et le chien coururent un quart de lieue derrière le carrosse ; les voyageurs n’aperçurent que Lambin, qui jappait et sautait contre les roues, tandis que la Rousse, blême et haletante, criait d’une voix qui se perdait dans l’espace :

— Monsieur le chevalier !… mademoiselle !… je veux m’en aller avec vous ! emmenez-moi !..

Elle perdait du terrain cependant, tandis que Lambin se tenait toujours en tête du carrosse, malgré les coups de fouet que lui cinglait le petit conducteur. Enfin l’intelligent animal fit un crochet, revint sur ses pas, et, s’élançant d’un bond par-dessus l’attelage, tomba sur la banquette de devant, à côté du cadet de Colobrières. Celui-ci allait le chasser ; mais Anastasie le retint par son collier, et dit en passant la main sur son poil hérissé :

— Emmenons-le, mon frère…