Quoi qu’il en soit, on aime à croire que le ciel n’était pas tout-à-fait désert pour Lucile : aussi n’est-ce pas à lui que je voudrais rapporter ce fragment mystérieux, ce cri d’incrédulité et de désespoir : « Doit-il se pendre ou se jeter sur son épée pour ne pas voir le ciel en mourant ? » Mais je rattache plus volontiers à son souvenir certains traits de mélancolie tels que celui-ci : « Quand l’ame est malade, le corps trahit aux yeux cette souffrance. » Lucile, on s’en aperçoit, savait les déchiremens d’un cœur troublé ; il avait vécu, il connaissait les tristes rançons que la passion tire de notre bonheur : « Le désir, dit-il, peut être arraché du cœur de l’homme, mais jamais la passion du cœur de l’insensé. » C’est de lui-même, c’est du sage au moins que parlait l’auteur des Satires dans cette autre pensée : « Il méprise le reste ; il ne compte, en tout, que sur un usufruit assez court ; il sait que personne ici n’a rien en propre. » Tel est le moraliste chez Lucile. Ses préceptes quelquefois sentent l’égoïsme romain, comme lorsqu’il dit : « N’entreprends qu’un travail qui te rapporte gloire et profit ; » mais souvent aussi l’homme de cœur, l’homme dévoué apparaît, par exemple dans cette maxime : « Montrons-nous généreux et affables pour nos amis. » Si l’on veut connaître la belle ame de Lucile, il la faut chercher surtout dans ce magnifique morceau sur la vertu, le plus long que nous ayons de lui, et qui restera son titre d’honneur. Jamais le stoïcisme n’a parlé un plus noble langage ; c’est le texte surtout qu’on voudra relire, et je me reprocherais de ne pas le donner tout entier :
Virtus, Albine, est pretium persolvere verum,
Queis in versamur, queis vivimu’, rebu’ potesse :
Virtus est homini, scire id, quod quæque habeat res.
Virtus scire homini rectum, utile, quid sit honestum ;
Quæ bona, quæ mala item, quid inutile, turpe, inhonestum :
Virtus, quærendæ rei finem scire modumque :
Virtus, divitiis pretium persolvere posse :
Virtus, id dare, quod re ipsa debetur honori :
Hostem esse atque inimicum hominum morumque malorum,
Contra defensorem hominum morumque bonorum,
Magnificare hos, his bene velle, his vivere amicum :
Commoda præterea patriæ sibi prima putare,
Deinde parentum, tertia jam postremaque nostra.
La vertu, Albin, est de savoir apprécier à leur vrai prix les affaires auxquelles nous sommes mêlés, les choses au sein desquelles nous vivons ; la vertu pour l’homme est de connaître ce que chaque chose est en elle-même ; la vertu pour l’homme est de discerner ce qui est droit, utile, ce qui est hon-