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époque où les voyages étaient si rares, si difficiles, devient fort naturelle au temps où nous sommes surtout lorsqu’on aborde un sujet si souvent traité ; mais, comme l’a dit un charmant poète :

Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous[1]


Les craintes de M. Grelot n’ont pas fermé la bouche, Dieu merci, à ceux qui l’ont suivi ; d’autres viendront après moi qui ne trouveront pas la matière épuisée ; pendant long-temps encore, on pourra se permettre de raconter des voyages sans avoir pour cela découvert un sixième monde, et de parler de Constantinople après tant d’autres, qui peut-être n’ont pas tout dit.

Par une belle soirée, nous partîmes de Smyrne à bord du Rhamsès, et bientôt je vis s’abaisser vers les flots et disparaître dans le lointain cette ville où je laissais des amis que, selon toute probabilité, je ne devais jamais revoir. Je trouvai sur le paquebot une société nombreuse de compatriotes, d’élégantes jeunes femmes, de spirituels marins, et Smyrne fut bien vite oublié. Pendant qu’assis en cercle sur le pont nous parlions de la France, le Rhamsès filait rapidement sur la mer calme comme un lac, les teintes suaves du crépuscule se répandaient graduellement autour de nous, et à la plus belle des journées succéda une de ces nuits merveilleuses durant lesquelles on ne peut se résoudre à fermer les yeux. Les premières lueurs du jour nous surprirent causant encore et riant autour d’un bol de punch. Dans la matinée, la brise étant complètement tombée, on rangea de très près la terre, et nos regards purent planer sur une campagne déserte, silencieuse, peu accidentée, couverte dans toute son étendue d’un taillis de chênes sombres et peu élevés. Cette campagne, c’était la Troade. Nous étions devant ces champs fameux où fut Ilion, campos ubi Troja fuit. Ce ruisseau, qui se jetait en face de nous dans la mer, se nommait autrefois le Simoïs ; ces deux monticules que nous apercevions sur le rivage s’appelaient les tombeaux de Patrocle et d’Hector. Cette grande montagne bleue, qui dans le lointain élevait vers le ciel ses trois pics couverts de neige, c’était l’Ida, et derrière nous, au milieu des flots étincelans, se détachait l’île de Ténédos. Les conversations avaient cessé, et nous contemplions en

  1. M. Alfred de Musset, Namouna.