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représentait ce qu’il a vu lui-même. Il n’y a rien néanmoins d’exagéré dans le tableau que nous a présenté l’historien, et nous en trouvons la preuve dans un témoignage dont on ne saurait contester la sincérité. En 1800 vivait, dans une studieuse retraite, un homme d’une rare distinction d’esprit, dont on a depuis sa mort publié des Pensées et quelques lettres. Nous voulons parler de M. Joubert. Voici ce que, dans la première année de ce siècle, il écrivait de Montignac à Mme de Beaumont, qui habitait Paris : « Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de Bonaparte, qui est un inter-roi admirable. Cet homme n’est pas parvenu il est armé à sa place. Je l’aime. Sans lui, on ne pourrait plus sentir aucun enthousiasme pour quelque chose de vivant et de puissant Ce jeu de la réalité, placée en son vrai point de vue, et que vous nommez illusion, quand elle, vous plaît et vous charme, ne s’opérerait dans notre ame, sans cet homme extraordinaire, en faveur de rien d’agissant. Je lui souhaite perpétuellement toutes les vertus, toutes les ressources, toutes les lumières, toutes les perfections qui lui manquent peut-être, ou qu’il n’a pas eu le temps d’avoir. Il a fait renaître ; non-seulement en sa faveur, mais en faveur de tous les autres grands hommes, pour lesquels il le ressent aussi, l’enthousiasme qui était perdu, oisif, éteint, anéanti : Ses aventures ont fait taire l’esprit et réveillé l’imagination. L’admiration a reparu et réjoui une terre attristée, ou ne brillait aucun mérite qui imposât à tous les autres. Qu’il conserve tous ses succès, qu’il en soit de plus en plus digne, qu’il demeure maître long-temps. Il l’est, certes, et il sait l’être. Nous avions grand besoin de lui ! Mais il est jeune, il est mortel, et je méprise toujours infiniment ses associés[1]. » M. Joubert n’est pas suspect par son esprit et par ses relations, il appartient plutôt à l’ancienne France qu’à la nouvelle. Les derniers mots du passage que nous avons cité décèlent sa haine pour les hommes et les choses de la révolution. Cependant il est subjugué, et ce penseur sent et parle comme le peuple. Il n’y avait qu’un cri en France, cri d’enthousiasme et d’amour pour l’homme qui nous tirait de l’abîme, et nous couvrait de sa glorieuse dictature.

Ces sentimens de la nation, l’état de la France à cette époque extraordinaire, la stupeur, l’admiration de l’Europe, tout cela voulait être peint franchement, à grands traits, et c’est ce qu’a fait M. Thiers. Il n’a pas été arrêté par la crainte d’être appelé napoléonien, comme Tite-Live fut nommé le pompéien, d’autant plus qu’il était sûr de

  1. Pensées, Essais et Maximes de J. Joubert, t. II, p. 265, 266.