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sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais : c’était plus fort que moi. Elle estropiait le basque, et je la crus Navarraise ; ses yeux seuls et sa bouche et son teint la disaient bohémienne. J’étais fou, je ne faisais plus attention à rien. Je pensais que, si des Espagnols s’étaient avisés de mal parler du pays, je leur aurais coupé la figure, tout comme elle venait de faire à sa camarade. Bref, j’étais comme un homme ivre ; je commençais à dire des bêtises, j’étais tout près d’en faire.

— Si je vous poussais, et si vous tombiez, mon pays, reprit-elle en basque, ce ne seraient pas ces deux conscrits de Castillans qui me retiendraient…

Ma foi, j’oubliai la consigne et tout, et je lui dis : — Eh bien ! m’amie, ma payse, essayez, et que Notre-Dame de la Montagne vous soit en aide ! — En ce moment, nous passions devant une de ces ruelles étroites comme il y en a tant à Séville. Tout à coup Carmen se retourne et me lance un coup de poing dans la poitrine. Je me laissai tomber exprès à la renverse. D’un bond, elle saute par-dessus moi et se met à courir en nous montrant une paire de jambes !… Ou dit jambes de Basque : les siennes en valaient bien d’autres… aussi vites que bien tournées. Moi, je me relève aussitôt, mais je mets ma lance[1]. en travers, de façon à barrer la rue, si bien que, de prime abord, les camarades furent arrêtés au moment de la poursuivre. Puis je me mis moi-même à courir, et eux après moi ; mais l’atteindre ! il n’y avait pas de risque, avec nos éperons, nos sabres et nos lances ! En moins de temps que je n’en mets à vous le dire, la prisonnière avait disparu. D’ailleurs, toutes les commères du quartier favorisaient sa fuite, et se moquaient de nous, et nous indiquaient la fausse voie. Après plusieurs marches et contre-marches, il fallut nous en revenir au corps-de-garde sans un reçu du gouverneur de la prison.

Mes hommes, pour n’être pas punis, dirent que Carmen m’avait parlé basque, et il ne paraissait pas trop naturel, pour dire la vérité, qu’un coup de poing d’une tant petite fille eut terrassé si facilement un gaillard de ma force. Tout cela parut louche, ou plutôt trop clair. En descendant la garde, je fus dégradé et envoyé pour un mois à la prison. C’était ma première punition depuis que j’étais au service. Adieu les galons de maréchal-des-logis que je croyais déjà tenir !

Mes premiers jours de prison se passèrent fort tristement. En me faisant soldat, je m’étais figuré que je deviendrais tout au moins offi-

  1. Toute la cavalerie espagnole est armée de lances.