Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvrir les portes, car sa main empoisonnerait le bouton de cuivre de la serrure, et ceux qui y toucheraient après lui seraient perdus. Lui sert-on sur son assiette des artichauds, du poisson, il mange toutes les feuilles, il mange les arêtes, au risque de s’étrangler. Les détritus pourraient en effet causer la mort de ceux qui les manieraient par hasard en nettoyant l’assiette. Un tel état était insupportable. Quand le malade arrive à Bicêtre, M. Leuret lui dit : « Vous prétendez être un homme dangereux pour vos semblables, votre contact seul empoisonne tout autour de vous ; c’est bien. Vous êtes ici dans une maison dont je suis le médecin. Je vous ordonne d’agir comme si vous étiez en bonne santé. S’il arrive des malheurs, votre conscience en sera déchargée ; je prends tout sous ma responsabilité. » Le malade, ayant cette assurance, ne se surveilla plus : «  Tant pis pour vous, dit-il au médecin, cela retombera sur votre tête ! » Il commence alors d’agir convenablement ; mais M. Leuret ne tarde point à s’apercevoir que la conduite de cet homme, quoique régulière, est toute passive. Il agissait comme un instrument dans la main de l’ouvrier qui le dirige. M. Leuret cessa alors de lui donner aucun conseil : notre homme s’emporta ; même silence : Ce refus amena une crise, à la suite de laquelle M. Leuret lui adressa une exhortation très vive : « Soyez homme, enfin ! C’est se dégrader au-dessous de la brute que d’aliéner ainsi sa volonté. Vous avez vu que vous aviez touché ici tous les objets à votre portée et qu’il n’en était résulté aucun inconvénient. Vous étiez donc dans l’erreur. Ayez le courage d’agir en conséquence. » Ces mots firent leur effet. Pour achever d’enlever le malade aux préoccupations de son délire, M. Leuret lui fit suivre un cours de physique. Dès les premières leçons, cet homme y prit un intérêt très vif qui assura sa guérison ; il avait du moins gagné quelque chose à être fou puisqu’il recouvra sa raison accrue de nouvelles connaissances. Les travaux intellectuels sont d’ailleurs favorables à la guérison que les travaux du corps, car les mains occupées n’empêchent pas toujours l’esprit de divaguer. Comme l’hallucination se montre le plus souvent entée sur une idée, sur un sentiment, sur une passion, c’est cette idée qu’il faut combattre ; c’est ce sentiment ou cette passion qu’il faut déjouer ; voilà toute la base du traitement moral.

Quand les procédés ordinaires ont échoué sur un malade, M. Leuret l’attaque par sa passion même, tout en se ménageant, bien entendu, un moyen de la détruire plus tard. Il y avait dernièrement à Bicêtre un aliéné qui s’isolait de ses camarades et des employés de la maison, vivait d’une manière bizarre, refusait de coucher dans un lit, de