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de soldat, et déserter me semblait un grand crime. Seulement, je fus touché de cette marque de souvenir. Quand on est en prison, on aime à penser qu’on a dehors un ami qui s’intéresse à vous. La pièce d’or m’offusquait un peu, j’aurais bien voulu la rendre ; mais où trouver mon créancier ? cela ne me semblait pas facile.

Après la cérémonie de la dégradation, je croyais n’avoir plus rien à souffrir ; mais il me restait encore une humiliation à dévorer : ce fut à ma sortie de prison, lorsqu’on me commanda de service et qu’on me mit en faction comme un simple soldat. Vous ne pouvez vous figurer ce qu’un homme de cœur éprouve en pareille occasion. Je crois que j’aurais aimé autant à être fusillé. Au moins on marche seul en avant de son peloton ; on se sent quelque chose ; le monde vous regarde.

Je fus mis en faction à la porte du colonel. C’était un jeune homme riche, bon enfant, qui aimait à s’amuser. Tous les jeunes ofGciers étaient chez lui, et force bourgeois, des femmes aussi, des actrices, à ce qu’on disait. Pour moi, il me semblait que toute la ville s’était donné rendez-vous à sa porte pour me regarder. Voilà qu’arrive la voiture du colonel, avec son valet de chambre sur le siège. Qu’est-ce que je vois descendre ? La gitanilla. Elle était parée, cette fois, comme une châsse, pomponnée, attifée, tout or et tout rubans. Une robe à paillettes, des souliers bleus à paillettes aussi, de» fleurs et des galons partout. Elle avait un tambour de basque à la main. Avec elle il y avait deux autres bohémiennes, une jeune et une vieille. Il y a toujours une vieille pour les mener, puis un vieux avec une guitare, bohémien aussi, pour jouer et les faire danser. Vous savez qu’on s’amuse souvent à faire venir des bohémiennes dans les sociétés, afin de leur faire danser la romalis, c’est leur danse, et souvent bien autre chose.

Carmen me reconnut, et nous échangeâmes un regard. Je ne sais, mais, en ce moment, j’aurais voulu être à cent pieds sous terre. Agur laguna[1], dit-elle. Mon officier, tu montes la garde comme un conscrit ! Et, avant que j’eusse trouvé un mot à répondre, elle était dans la maison.

Toute la société était dans le patio, et, malgré la foule, je voyais à peu près tout ce qui se passait à travers la grille[2]. J’entendais les castagnettes, le tambour, les rires et les bravos ; parfois j’apercevais sa tête

  1. Bonjour, camarade.
  2. La plupart des maisons de Séville ont une cour intérieure entourée de portiques. On s’y tient en été. Cette cour est couverte d’une toile qu’on arrose pendant le jour et qu’où relire le soir. La porte de la rue est presque toujours ouverte, et