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quelque argent blanc ; enfin elle me demanda tout ce que j’avais. Je n’avais qu’une piécette et quelques cuartos, que je lui donnai, fort honteux de n’avoir pas davantage. Je crus qu’elle voulait emporter toute la boutique. Elle prit tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher, yemas[1], turon[2], fruits confits, tant que l’argent dura. Tout cela, il fallut encore que je le portasse dans des sacs de papier. Vous connaissez peut-être la rue du Candilejo, où il y a une tête du roi don Pédro-le-Justicier[3]. Elle aurait dû m’inspirer des réflexions. Nous nous arrêtâmes, dans cette rue-là, devant une vieille maison. Elle entra dans l’allée, et frappa au rez-de-chaussée. Une bohémienne, vraie servante de Satan, vint nous ouvrir. Carmen lui dit quelques mots en rommani. La vieille grogna d’abord. Pour l’apaiser, Carmen lui donna deux oranges et une poignée de bonbons, et lui permit de goûter au vin. Puis elle lui mit sa mante sur le dos et la conduisit à la porte qu’elle ferma avec la barre de bois. Dès que nous fûmes seuls, elle se mit à danser et à rire comme une folle, en chantant : — Tu es mon rom, je suis ta romi[4]. — Moi, j’étais au milieu de la chambre, chargé de toutes ses emplettes, ne sachant où les poser. Elle jeta tout par terre, et me sauta au cou, en me disant : — Je paie mes dettes, je

  1. Jaunes d’œuf sucrés.
  2. Espèce de nougat.
  3. Le roi don Pédre, que nous nommons le Cruel, et que la reine Isabelle-la-Catholique n’appelait jamais que le Justicier, aimait à se promener le soir dans les rues de Séville, cherchant les aventures, comme le calife Haroûn-al-Raschid. Certaine nuit, il se prit de querelle, dans une rue écartée, avec un homme qui donnait une sérénade. On se battit, et le roi tua le cavalier amoureux. Au bruit des épées, une vieille femme mit la tête à la fenêtre, et éclaira la scène avec la petite lampe, candilejo, qu’elle tenait à la main. Il faut savoir que le roi don Pédre, d’ailleurs leste et vigoureux, avait un défaut de conformation singulier. Quand il marchait, ses rotules craquaient follement. La vieille, à ce craquement, n’eut pas de peine à le reconnaître. Le lendemain, le Vingt-quatre en charge vint faire son rapport au roi. « Sire, on s’est battu en duel, cette nuit, dans telle rue. Un des combattans est mort. — Avez-vous découvert le meurtrier ? — Oui, sire. — Pourquoi n’est-il pas déjà puni ? — Sire, j’attends vos ordres. — Exécutez la loi. » Or, le roi venait de publier un décret portant que tout duelliste serait décapité, et que sa tête demeurerait exposée sur le lieu du combat. Le Vingt-quatre se tira d’affaire en homme d’esprit. Il fit scier la tête d’une statue du roi, et l’exposa dans une niche au milieu de la rue, théâtre du meurtre. Le roi et tous les Sévillans le trouvèrent fort bon. La rue prit son nom de la lampe de la vieille, seul témoin de l’aventure. — Voilà la tradition populaire. Zúñiga raconte l’histoire un peu différemment. (Voir Anales de Sevilla, t. II, p. 136.) Quoi qu’il en soit, il existe encore à Séville une rue du Candilejo, et dans cette rue un buste de pierre qu’on dit être le portrait de don Pèdre. Malheureusement ce buste est moderne. L’ancien était fort usé au xviie siècle, et la municipalité d’alors le fit remplacer par celui qu’on voit aujourd’hui.
  4. Rom, mari ; romi, femme.