trouvai qu’on y connaissait bien la Rollona, mais elle était morte ou elle était allée à finibus terræ[1], et sa disparition expliquait, à mon avis, comment nous avions perdu notre moyen de correspondre avec Carmen. Je mis mon âne dans une écurie, et, prenant mes oranges, j’allais par la ville comme pour les vendre, surtout pour voir si je ne rencontrerais pas quelque figure de connaissance. Il y a là force canaille de tous les pays du monde, et c’est la tour de Babel, car on ne saurait faire dix pas dans une rue sans entendre parler autant de langues. Je voyais bien des gens d’Égypte, mais je n’osais guère m’y fier ; je les tâtais, et ils me tâtaient. Nous devinions bien que nous étions des coquins ; l’important était de savoir si nous étions de la même bande. Après deux jours passés en courses inutiles, je n’avais rien appris touchant la Rollona ni Carmen, et je pensais à retourner auprès de mes camarades après avoir fait quelques emplettes, lorsqu’en me promenant par la rue, au coucher du soleil, j’entends une voix de femme d’une fenêtre qui me dit : — Marchand d’oranges !… Je lève la tête, et je vois à un balcon Carmen, accoudée avec un officier en rouge, épaulettes d’or, cheveux frisés, tournure d’un gros milord. Pour elle, elle était habillée superbement : un châle sur ses épaules, un peigne d’or, tout en soie ; et la bonne pièce, toujours la même ! riait à cœur joie. L’Anglais, en baragouinant l’espagnol, me cria de monter, que madame voulait des oranges ; et Carmen me dit en basque : — Monte, et ne t’étonne de rien. — Rien, en effet, ne devait m’étonner de sa part. Je ne sais si j’eus plus de joie que de chagrin en la retrouvant. Il y avait à la porte un grand domestique anglais, poudré, qui me conduisit dans un salon magnifique. Carmen me dit aussitôt en basque : — Tu ne sais pas un mot d’espagnol, tu ne me connais pas ; — Puis, se tournant vers l’Anglais : — Je vous le disais bien, je l’ai tout de suite reconnu pour un Basque ; vous allez entendre quelle drôle de langue. Comme il a l’air bête, n’est-ce pas ? On dirait d’un chat surpris dans un garde-manger. — Et toi, lui dis-je dans ma langue, tu as l’air d’une effrontée coquine, et j’ai bien envie de te balafrer la figure devant ton galant. — Mon galant ! tiens, tu as deviné cela tout seul ? Et tu es jaloux de cet imbécile-là ? Tu es encore plus niais qu’avant nos soirées de la rue du Candilejo. Ne vois-tu pas, sot que tu es, que je fais en ce moment les affaires d’Égypte, et de la façon la plus brillante. Cette maison est à moi, les guinées de l’écrevisse seront à moi ; je le mène par le bout du nez, je le mènerai d’où il ne sortira jamais.
- ↑ Aux galères, ou bien à tous les diables.