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nade, et aussitôt elle accourut. Pendant quinze jours, elle ne me quitta pas d’un instant. Elle ne ferma pas l’œil ; elle me soigna avec une adresse et des attentions que jamais femme n’a eues pour l’homme le plus aimé. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, elle me mena à Grenade dans le plus grand secret. Les bohémiennes trouvent partout des asiles sûrs, et je passai plus de six semaines dans une maison, à deux portes du corrégidor qui me cherchait. Plus d’une fois, regardant derrière un volet, je le vis passer. Enfin je me rétablis ; mais j’avais fait bien des réflexions sur mon lit de douleur, et je projetais de changer de vie. Je parlai à Carmen de quitter l’Espagne, et de chercher à vivre honnêtement dans le Nouveau-Monde. Elle se moqua de moi. — Nous ne sommes pas faits pour planter des choux, dit-elle ; notre destin, à nous, c’est de vivre aux dépens des payllos. Tiens, j’ai arrangé une affaire avec Nathan-ben-Joseph de Gibraltar. Il a des cotonnades qui n’attendent que toi pour passer. Il sait que tu es vivant. Il compte sur toi. Que diront nos correspondans de Gibraltar, si tu leur manques de parole ? Je me laissai entraîner, et je repris mon vilain commerce.

Pendant que j’étais caché à Grenade, il y eut des courses de taureaux où Carmen alla. En revenant, elle parla beaucoup d’un picador très adroit nommé Lucas. Elle savait le nom de son cheval, et combien lui coûtait sa veste brodée. Je n’y fis pas attention. Juanito, le camarade qui m’était resté, me dit, quelques jours après, qu’il avait vu Carmen avec Lucas chez un marchand du Zacatin. Cela commença à m’alarmer. Je demandai à Carmen comment et pourquoi elle avait fait connaissance avec le picador. — C’est un garçon, me dit-elle, avec qui on peut faire une affaire. Rivière qui fait du bruit a de l’eau ou des cailloux[1]. Il a gagné 1,200 réaux aux courses. De deux choses l’une : ou bien il faut avoir cet argent ; ou bien, comme c’est un bon cavalier et un gaillard de cœur, on peut l’enrôler dans notre bande. Un tel et un tel sont morts, tu as besoin de les remplacer. Prends-le avec toi.

— Je ne veux, répondis-je, ni de son argent, ni de sa personne, et je te défends de lui parler. — Prends garde, me dit-elle ; lorsqu’on me défie de faire une chose, elle est bientôt faite ! — Heureusement, le picador partit pour Malaga, et moi, je me mis en devoir de faire entrer les cotonnades du juif. J’eus fort à faire dans cette expédition--

  1. Len sos sonsi abela
    Pani o reblendani terela. — (Proverbe bohémien.)