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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/515

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jamais le culte de l’idéal ; il est bibliothécaire, mais il est poète. Parmi les jeunes talens que le feu des premières années a jetés dans l’arène bruyante, les uns poursuivent leur rêve bizarre avec une insistance devenue bientôt ridicule ; les autres, dès le premier obstacle, se rejettent dans un repos sans honneur, et étouffent en eux l’étincelle divine. S’arrêter à temps et garder avec soin les dons de la Muse, se contenir et s’élever, c’est la tâche des bons esprits qui prennent la vie au sérieux ; c’est ce que s’efforce de faire l’aimable poète dont j’ai indiqué rapidement la place, une place digne, modeste, qu’il saura rendre un jour plus belle encore. Et, je le répète, le charme de son livre est surtout dans le spectacle de cette vie ainsi dirigée, de ces luttes intéressantes, de ces batailles tantôt perdues, tantôt gagnées, et suivies enfin d’une honnête victoire.

La vie des poètes a été souvent, en Allemagne le sujet de travaux pleins de grace. Une Vie de Poète, c’est le titre même d’une nouvelle charmante de M. Tieck. Avant lui, OElenschlaeger, Goldsmith surtout, avaient donné des exemples demeurés célèbres ; mais ce sujet est devenu populaire au-delà du Rhin : c’est comme le travail favori des romanciers. Poètes et peintres ont été étudiés amoureusement, et suivis pas à pas, avec bonheur, avec piété, dans leur vie de chaque jour. Depuis le Sternbald de M. Tieck, depuis le Henri d’Ofterdinger de Novalis, depuis le Solitaire cloîtré de Wackenroeder, je ne voudrais pas compter toutes les études, tous les romans qui ont été écrits sur ce texte. M. de Sternberg, à ses débuts, a donné deux nouvelles, sur Molière et Lessing. C’est peut-être à cette influence qu’il faut rapporter la forme de certains recueils poétiques, la physionomie assez nouvelle qu’ils nous présentent. On ne trouvera dans les vers de M. Dingelstedt ni les mystiques profondeurs de Kerner et de Rückert, ni la couleur solide qui brille dans les fermes compositions d’Uhland ; son mérite propre est surtout dans l’ardeur généreuse et vraie, dans la vivacité loyale des sentimens. Arrivé tard, après de glorieux artistes, il a cherché son caractère original dans la franchise, au moment où tant d’autres avaient recours à des procédés douteux, à une ironie un peu affectée, à un patriotisme beaucoup trop bruyant. Il a été sincère ; il a ouvert son ame. Or, en se racontant lui-même, il nous a intéressés aussi, comme l’eût fait une simple histoire, aux douleurs ; aux ennuis, aux aventures de ces poètes allemands d’aujourd’hui, qu’il appelle les poètes épigones, et dont il est désormais un des maîtres.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.