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fond de l’enclos, ajouta le vieux domestique, mais elles pendent aux plus hautes branches. Si c’était de jour, monsieur le chevalier pourrait les faire tomber en coupant la queue d’un coup de fusil ; mais il fait déjà nuit noire.

— Bien, bien, dit Gaston en sortant de la cuisine, nous verrons ça ; achevez toujours de dresser le couvert, et ne manquez pas de mettre l’argenterie sur la table.

Au bout d’un quart d’heure environ, la Rousse, qui venait de placer glorieusement à côté des assiettes jaunes les six couverts d’argent aux armes de Colobrières, rentra toute pâle dans sa cuisine. — M. le chevalier n’a pas paru dans la salle, dit-elle au vieux domestique ; savez-vous où il est, Tonin ? — Celui-ci ayant répondu négativement, elle s’écria : — Oh ! Dieu, mon Dieu ! je suis certaine qu’il est monté, qu’il a voulu aller sur le balcon… Ah ! malheureuse !… et c’est moi !… S’il est tombé, je me précipite après lui !…

Elle s’élança dans l’escalier, traversa plusieurs salles ouvertes à tous les vents, et atteignit l’entrée d’une tourelle à demi écroulée, et dont l’unique fenêtre n’était plus qu’une large brèche en dehors de laquelle un balcon de pierre faisait saillie. Gaston était debout sur l’embrasure. Déjà il tenait son butin, et il tâchait de regagner la porte de la tourelle. Madeleine Panozon jugeait peut-être mieux que lui le péril qu’il courait en traversant cet espace qui pouvait s’écrouler sous son poids ; elle avança la tête, tout éperdue, et lui cria d’une voix étouffée : — N’allez pas devant vous !… Marchez contre la muraille… doucement…

Il y eut deux minutes de silence ; puis la Rousse entendit dans l’obscurité le cadet de Colobrières qui arrivait près d’elle en suivant la muraille.

— Tiens, dit-il en lui tendant la petite corbeille où il avait mis les œufs ; prends garde de les casser, et redescends vite à la cuisine. En passant, tu prendras les poires que j’ai laissées au bas de l’escalier.

— Sainte Vierge !… Eh ! comment avez-vous fait pour les avoir ? s’écria la jeune servante.

— Parbleu ! j’ai grimpé sur le poirier, répondit Gaston.

— Et presque au même moment vous avez risqué deux fois votre vie pour ajouter deux plats au souper de cette demoiselle ! murmura la Rousse avec une singulière amertume ; puis, sans savoir pourquoi, elle se prit à pleurer. De ce moment data l’aversion, la sourde haine que Madeleine Panozon conçut contre la jolie cousine du cadet de Colobrières.