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quant aux longues rancunes populaires, à leur toute-puissance, quant aux abus du passé, à la difficulté de la situation, à la fièvre populaire, il n’y pense même pas.

On le plaint en lisant le dernier volume de sa correspondance ; il devient le terroriste de l’aristocratie attaquée, et ne parle plus que de mesures sévères et sanglantes. Le sentiment du juste l’égare ; il ne se possède plus. Lorsque le premier sang tombe sur le sable des Tuileries et le pavé des places publiques, lorsque le premier tocsin de la révolte lui présente dans leur horreur les déprédations, les violences, les massacres de l’avenir, il s’écrie que la société européenne est attaquée et qu’il faut la défendre ; que, sans une armée étrangère, rien ne se guérira ; qu’il faut envahir à l’instant, cerner, dompter cette région malade, et lui imposer la guérison ; qu’on ne doit pas laisser l’Europe s’inoculer la fièvre du crime ; que le devoir des princes est d’armer une croisade, et de marcher ensemble à la rescousse du salut public. Quelquefois, comme la prophétesse Cassandre, il est averti des calamités futures par sa terreur même, et dès 1790 il dit à l’Europe : « Vous verrez ce roi constitutionnel périr emporté par un orage ; cette révolution brillante se traîner dans le sang, se terminer par la fatigue et s’assoupir dans le despotisme. Vous verrez un chef de guerre hériter des débris de la liberté. Ces républicains si fiers de leurs droits n’ont pas le sentiment du devoir, et leur création tombera. » Tout s’est accompli. Louis XVI a disparu dans l’orage ; le directoire a succédé à la terreur, et Napoléon a recueilli l’héritage de l’un et de l’autre.

Depuis cette époque, il ne se rendit plus à la chambre des communes que pour continuer ce combat acharné contre les principes démocratiques et y soutenir l’aristocratie de 1688 ; aussi passa-t-il pour tory malgré ses protestations constantes. Justifier ou accuser la cause qu’il a défendue n’est point de notre ressort ; l’expliquer et le peindre est bien assez. La vie politique de l’Angleterre portait en elle le double développement de la conservation et du progrès, de la force qui soutient et de la force qui attaque, et c’était un beau spectacle assurément, c’étaient de magnifiques combats que ceux des communes anglaises à l’époque dont nous parlons. L’avenir et le passé du monde civilisé s’y trouvent. La démocratie s’annonce par la voix de Fox ; l’aristocratie de 1688 est représentée par Burke ; le caprice de l’aventurier politique anime les fantaisies de Sheridan. Celui-ci fait briller sa parole ; Fox effraie et séduit ; le dithyrambe et l’hymne philosophique appartiennent à Burke ; Pitt, moins pressé de briller que de vaincre,