Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/801

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du bas Danube ne va pas plus loin. Les passagers, forcés de rester jusqu’au soir à Kladostitza, s’embarquent le lendemain de grand matin dans un petit bateau couvert halé par dix paires de boeufs, conduits par des femmes de la plus élégante tournure. Ces changemens obligés de navires, qui sont pour le commerce une si fâcheuse entrave, seraient pour le voyageur un grand ennui, si les agens de la compagnie n’y remédiaient de leur mieux. Comme à Kustendjé, le transbordement s’opère sans le moindre désordre ; on n’a à s’inquiéter de rien, les bagages arrivent à bon port. Les passagers qui ne veulent pas risquer, même dans le bateau plat, la traversée des rapides, descendent à terre, et font à pied le trajet. A la suite de cette promenade, ils trouvent dans la barque le déjeuner servi comme à bord, et le gros capitaine ragusain prêt à leur en faire les honneurs avec sa bonhomie ordinaire. Le passage des Portes-de-Fer, outre qu’il interrompt toute navigation, n’est pas sans danger. Il y a peu d’années, cinq voyageurs qui s’y hasardèrent imprudemment y périrent. Avec eux se trouvait un Turc qui refusa d’abord obstinément de les accompagner ; cependant, blessé des railleries qu’on lui adressait, il finit par sauter dans le bateau. Comme il faisait ce mouvement, une bague qu’il portait au doigt glissa et tomba dans la rivière. La perte de cet anneau, auquel il tenait extrêmement, lui parut un avertissement du ciel, et, malgré tout ce qu’on put lui dire, il sauta de nouveau à terre. Lui seul fut sauvé. La barque, arrivée au milieu des rapides, fut entraînée avec tant de force par le courant, que les amarres se rompirent ; elle tournoya un instant et fut submergée. Si excellent nageur que l’on soit, tout effort est inutile au milieu de ces brisans. Ce périlleux passage n’offre cependant rien d’effrayant au regard. Le fleuve en cet endroit conserve sa largeur ordinaire ; on ne voit ni chutes écumantes ni grands rochers. L’eau seulement manque de profondeur et bouillonne en courant avec une grande rapidité sur un lit de roches incliné. Le pays environnant est admirable de pittoresque et de caractère. Les rives, jusqu’alors si plates, si monotones, se redressent tout à coup avec majesté, et l’on se trouve bientôt au fond d’une gorge immense dominée de tous côtés par des montagnes abruptes, d’aspect sauvage, couvertes de bois impénétrables, et couronnées par des masses de rochers imposantes.

Les brisans que j’ai essayé de décrire et la ligne de rochers moins difficile que l’on rencontre à quelques lieues plus loin, en amont d’Orsova, ont de tout temps partagé en deux la navigation du Danube, et rendu jusqu’à présent insignifiante la plus grande voie navi-