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maintenant les unes des autres ces populations, que l’éducation efface leurs petites vanités nationales, leurs mesquines jalousies, qu’elles marchent d’un commun accord vers leur indépendance, et la question d’Orient sera résolue.

Je n’insisterai pas davantage sur les résultats immenses que pourrait avoir l’ouverture de la navigation du Danube. Tout le monde les devine. J’ai dit que, pour les conquérir, le principal travail serait le percement d’un canal de dix à douze lieues à Kustendjé et l’ouverture d’une tranchée de quatre kilomètres à Orsova. Ces deux projets ont été jugés praticables, et même d’une exécution peu difficile, par les hommes de l’art. Maintenant seraient-ils dispendieux, et dans quelle proportion ? C’est une question qu’il ne m’appartient pas de résoudre, mais au moins serais-je heureux d’avoir pu la réveiller.

Partis au point du jour de Kladostitza, nous arrivâmes vers dix heures à Orsova, où la civilisation, que je nommais tout à l’heure bienfaisante, nous apparut sous la triple forme d’un douanier, d’un gendarme et d’un officier de santé. Orsova, joli bourg bâti au bord de l’eau et au pied des montagnes, appartient à l’Autriche ; en débarquant, nous mîmes le pied sur le territoire impérial. Un piquet de soldats nous attendait, l’arme au bras, sur la rive. Nous fûmes livrés à ces hommes à grandes moustaches, qui, en ayant soin de ne pas nous toucher et se tenant à distance, nous conduisirent, comme des lépreux, tout droit au lazaret, situé à un bon quart de lieue du Danube. Ce lazaret est le plus triste endroit du monde, et l’on y mourrait bien vite du spleen si les quarantaines autrichiennes duraient aussi longtemps que celles de la France. Figurez-vous dans une plaine jaunâtre, marécageuse, malsaine, trois ou quatre bâtimens bas et longs, grillés comme des prisons, avec de grandes poternes et de petits préaux remplis d’herbe, où l’on respire je ne sais quelle atmosphère de cloître abandonné. C’est là que nous fûmes conduits. On nous poussa au nombre de quatre dans une cour étroite, entourée d’une claire-voie, renfermant un puits et un petit bâtiment nu, sans meubles, qui devait nous servir de logis. Nous nous trouvâmes parqués comme les animaux du Jardin des Plantes, et de ce jour-là seulement j’ai compris et plaint convenablement leur sort. Vers le soir, un gardien nous apporta un repas tel que, si aguerris que nous fussions, nous dûmes le renvoyer. Que faire de notre soirée ? Le baron hollandais avait depuis long-temps récité le dernier vers du Roi s’amuse, le religieux de Sainte-Marie ne disait plus mot ; la faim, le malaise, nous irritaient les uns contre les autres. Heureusement nous nous rappelâmes bientôt