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M. et Mme de Colobrières rentrèrent au château. Depuis leur mariage, ils n’avaient jamais manqué, le dimanche, en revenant de la messe et en attendant l’heure du dîner, de faire une partie de cartes. Afin de la rendre intéressante, le baron tirait de sa poche quelques gros sous qui figuraient l’enjeu, et dont il prêtait la moitié à la baronne, laquelle ne rendait rien quand elle perdait, et ne manquait pas de tout garder quand elle gagnait.

Au lieu de suivre les grands parens, Éléonore et sa cousine continuèrent leur promenade sur la plate-forme. Les mains enlacées, le front incliné, elles marchaient en silence, et foulaient d’un pied distrait les petites fleurs roses du géranium musqué qui tapissaient le sol. Chaque fois qu’elles arrivaient au parapet, elles s’arrêtaient un moment et parcouraient des yeux le chemin. Après une demi-heure de cette promenade et de ce silence entremêlé de vagues propos, Mlle Maragnon s’assit, fatiguée, à la porte du château, et dit en hochant la tête d’un air convaincu : — Cousine, je crois qu’effectivement je fais peur à votre frère.

— C’est possible, répondit gaiement Anastasie ; mais, comme vous le disiez tantôt, il faudra bien qu’il s’accoutume à votre visage !

Le baron de Colobrières avait religieusement conservé certains vieux usages : à l’heure du dîner, Tonin mit en branle l’unique cloche du château. Ces sons aigres et prolongés retentirent au loin dans le silence des champs, et effrayèrent un moment les pies effrontées qui sautillaient jusque sur la plate-forme.

— Nous allons dîner sans votre frère, dit Éléonore en se levant ; mon Dieu ! que lui est-il donc arrivé ? est-ce que son absence ne vous cause pas quelque inquiétude ?

— Il va venir, répondit Anastasie ; son chien, qui nous suivait, a disparu ; puisque Lambin n’est plus là, Gaston n’est pas loin.

En effet, un moment plus tard, le cadet de Colobrières arriva tenant à la main un énorme bouquet mélangé de fleurs et de fruits ; son chien le suivait en le caressant d’un air rogue et en balayant la terre de sa longue queue.

— Je suis sûre qu’il vient de l’Enclos du Chevrier ! s’écria Anastasie ; il y a bien une bonne lieue de chemin à travers champs, et je ne conçois pas comment il est déjà de retour.

Elle courut au-devant de son frère, et prit le bouquet dans son tablier, ne pouvant le tenir dans ses deux petites mains.

— J’arrive à l’heure et ne me suis point fait attendre, n’est-ce pas ? dit Gaston en passant sous son bras le bras de sa sœur et en