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heureuse, coulant facilement, qui peut-être d’abord fut le résultat de ses observations, mais qui, par l’habitude, lui était devenue si naturelle, que même ses conversations les plus familières, écrites et livrées à l’impression, n’auraient eu besoin de corrections, ni pour la méthode, ni pour l’ordre des idées, ni pour le style. Il avait des sentimens nobles et généreux, plutôt que des principes fixes et réfléchis du cœur et des devoirs de l’amitié ; ces sentimens étaient plus violens que durables, et passaient souvent tout à coup d’un extrême à l’autre à l’égard de la même personne. Il recevait les attentions ordinaires de la politesse comme des obligations, et les payait avec usure ; il s’offensait aussi avec passion des futiles inadvertances de la nature humaine, et les payait également avec usure. La simple différence d’opinion sur un sujet philosophique l’irritait, et prouvait au moins qu’il n’avait pas de philosophie pratique.

« Malgré la dissipation de sa jeunesse et l’agitation tumultueuse de son âge mûr, il possédait un fonds immense de connaissances variées et presque universelles, et, grace à la vivacité, à la clarté de son intelligence, à la plus heureuse mémoire dont homme fut jamais doué, il les avait toujours à sa disposition. C’était sa petite monnaie, et il n’avait jamais besoin de puiser dans un livre quand il lui en fallait une forte somme. Il excellait surtout dans l’histoire, comme le prouvent ses ouvrages sur ce sujet. Les intérêts relatifs, politiques et commerciaux, de tous les pays de l’Europe, et surtout du sien, lui étaient plus familiers peut-être qu’à tout autre homme ; mais ses ennemis, de tous les partis et de toutes les dénominations, se plaisent à dire quelle fut sa constance à défendre ces intérêts.

« Pendant son long exil en France, il s’appliqua à l’étude avec l’ardeur qui le caractérisait ; c’est là qu’il conçut et exécuta en partie le plan de son grand ouvrage philosophique. Les bornes ordinaires des connaissances humaines étaient trop étroites pour son imagination brûlante et ambitieuse : il voulait s’élancer extra flammantia moenia mundi, et parcourir les régions inexplorées et inexplorables de la métaphysique, qui ouvre un champ sans bornes aux excursions d’une imagination effrénée, champ dans lequel des conjectures sans fin tiennent lieu de découvertes possibles et en usurpent trop souvent le nom et l’autorité.

« Il était bien fait de corps ; ses manières, sa tournure et sa parole étaient engageantes ; il avait toute la dignité et l’urbanité qu’un homme de qualité puisse ou doive posséder, et qu’un si petit nombre, du moins en ce pays-ci, possède réellement.

« Il faisait profession de déisme, croyait à une Providence universelle, et doutait de l’immortalité de l’ame ; cependant il ne la niait pas positivement, comme on l’a généralement supposé.

« Il est mort d’une horrible et cruelle maladie, un cancer à la face, et il l’a supportée avec courage. Je le vis pour la dernière fois huit jours avant sa mort ; il me fit son dernier adieu avec tendresse, et me dit : « Dieu, qui m’a