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donc le pacha, qu’il fait des gestes et répète : Ouizz ! Ouizz ! brr ! Brr ? Croit-il que notre gouvernement veut être infidèle à ses promesses ? — Non, excellence ; le pacha dit qu’il n’y a chez vous que des roues et de la fumée. — C’est exagéré, reprend gravement le voyageur, qui est un homme positif. La vérité est que nous avons poussé très loin l’industrie des machines, dites-le bien au pacha, et que, par le moyen de la vapeur, nous faisons voyager des armées avec la rapidité de l’éclair. — Le drogman, qui aime les choses merveilleuses, se retrouvant dans son élément, élève de nouveau la voix : — Le seigneur anglais dit à votre hautesse que, du premier moment où un mot désagréable pour l’Angleterre est prononcé dans quelque lieu du monde que ce soit, il ne s’agit que de jeter dans un grand trou, pratiqué au milieu de Londres, d’innombrables armées qui reparaissent en une minute avec armes et bagages à l’autre extrémité du globe. — Je sais tout cela, dit le pacha sans s’étonner. Les locomotives me sont parfaitement connues. Je sais que les armées anglaises voyagent sur des charbons ardens. C’est merveilleux ! Ouizz ! ouizz ! brr ! brr ! des roues et de la fumée ! Oui, les Anglais couvrent le monde d’un océan de calicot et d’une moisson de coutellerie. Toujours des roues ! toujours de la fumée ! — Le pacha, dit le drogman, fait ses complimens aux couteliers anglais et à vos fabricans de calicot. — A la bonne heure, réplique l’Anglais. Dites bien au pacha que je le remercie de son hospitalité, et qu’il faut que je parte. — Alors le pacha se lève gravement s’il croit son hôte d’un rang égal au sien, et lui dit : — Orgueilleux sont les étalons et fières les jumens qui ont mis au monde les chevaux qui vont porter votre excellence et la conduire au terme de son heureux voyage. Puisse la selle sur laquelle il va s’asseoir, lui être douce comme la barque du prophète sur la troisième rivière du paradis ! Puisse-t-il dormir du sommeil d’un enfant, entouré de ses amis ! et puissent, quand ses ennemis se présenteront, ses prunelle flamboyer dans l’obscurité comme les prunelles de quarante tigres en fureur ! — Ce que le drogman traduit par ces simples paroles : — Le pacha vous souhaite le bonjour. »

Telle est, s’il faut en croire notre voyageur, l’influence ordinaire du drogman oriental sur la conversation. Interprète qui n’interprète rien, intermédiaire infidèle, il ne sert qu’à jeter entre la civilisation de l’Europe et la barbarie asiatique les nuages de ses périodes sonores. Bien déterminé à n’être dupe de rien, pas même de son drogman, Eothen, nous le nommerons ainsi, puisqu’il a choisi ce nom grec comme étiquette de son livre, se met en route avec ses drogmans et