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Démétri, on le voit, commençait à l’emporter sur son maître ; la foi vive triomphe toujours de l’indifférence. Entre Naplouze, Damas et Balbek, il nous semble même que le facétieux Eothen s’est définitivement converti aux doctrines de son interprète, et que sa philanthropie européenne s’est accoutumée à ce système de terreur universelle que Démétri n’a pas cessé de lui prêcher. Vers la fin du voyage, Eothen rançonne assez lestement les paysans, parle haut, fait le fier, et joue son rôle de tyran asiatique avec une grace et une aisance dont il n’a plus l’air de s’apercevoir. Enfin, quand il a passé le Liban et qu’il fait voile pour Smyrne avec un général russe boiteux et fanfaron, dont il a soin de taire le nom et les titres, il semble parfaitement aguerri aux manières conquérantes ; il a des airs de pourfendeur, et se promène en maître dans le pays. Un jour, il veut débarquer à Satalieh ; le pacha lui envoie son généralissime pour lui intimer la défense de mettre pied à terre avant d’avoir accompli la quarantaine. Le général russe et lui ne font pas la moindre attention à ces ordres suprêmes. On débarque, le drapeau russe à la main, en face d’une trentaine de gardes-côtes. rangés en ligne sur la grève, et l’on prend d’assaut la maison du pacha de Satalieh ; le canon du brigantin épouvante la population ottomane, met en fuite toute la ligne de fantassins en tarbouch, et nos conquérans pénètrent, enseignes déployées, jusque dans le palais du despote asiatique. La scène est excellente, j’en conviens, et ce pacha qui commence par s’entourer d’une trentaine de janissaires, dont l’œil lance la menace et la mort, puis qui finit par demander aux Européens excuse et pardon de l’insulte qu’ils lui ont faite, qui leur donne un bon repas et des chevaux, et se persuade à lui-même qu’il a eu très grand tort et qu’il est l’offenseur, me semble un personnage assez comique ; mais enfin qu’est devenue la modération habituelle de l’auteur ? La pureté de ses sentimens ne semble pas avoir résisté à son contact avec le vieux pays du despotisme.

Après la surprise de Satalieh, qui est son coup de maître, Eothen, qui nous est apparu sur les bords de la Save sans que nous eussions la moindre idée de ses antécédens de voyage, disparaît dans les défilés du mont Taurus, et ne dit adieu à personne ; il s’évanouit comme on se glisse hors d’un salon, sans faire de bruit et sans rien dire. On regrette un peu ce facétieux voyageur, qui a du sens malgré son accent nonchalant et bizarre, et qui laisse apercevoir dans ses légères causeries la vraie situation des populations orientales : la misère et l’avilissement des Juifs, la promptitude avec laquelle, à la voix du premier prophète, on les pille et on les massacre ; l’ascendant progressif