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ouvrons les mâchoires, et nous mettons l’ouverture à profit ; » ainsi que cette allusion à une orgie : « Les brocs au vin sont renversés, et notre raison avec eux. » Ce jour-là, Lucile n’était pas précisément un moraliste.

Horace, dans sa satire célèbre et charmante, a laissé une page immortelle : les expéditions des touristes à grand fracas et tous les voyages autour du monde seront oubliés, qu’on aura encore sur les lèvres ces vers du Romain. Voyez le privilège des poètes ! tant qu’il y aura des hommes et une civilisation, chacun pourtant saura qu’un jour il prit la fantaisie au fils d’un affranchi du temps d’Auguste d’aller de Rome à Brindes en prenant la voie Appienne. Il est vrai que ce promeneur s’appelait Horace, et qu’il faisait son excursion de compagnie avec Varius et Virgile : l’art rend éternel tout ce qu’il touche. Lucile aussi était allé au détroit de Messine, et cela bien avant que Flaccus allât à Brindes ; il avait même parlé de son mauvais cheval, comme l’autre a parlé de la méchante mule de son batelier ; il avait décrit un combat de gladiateurs, comme l’autre à décrit un combat de bouffons ; mais, hélas ! on ne dit guère de bien de ceux qu’on pille, et Horace a copié Lucile en le maltraitant. Cette ingratitude-là n’ôtera certainement rien à la gloire du maître : les lecteurs s’inquiètent peu des origines, et les fragmens du troisième livre de Lucile resteront l’exclusive pâture des érudits. Et cependant Lucile ne voulait pas de lecteurs savans ! La postérité ne l’a guère satisfait.

Jusqu’ici nous n’avons encore eu affaire qu’à un rêveur laissant aller la Muse à. sa guise, et se complaisant à tous les jeux de la poésie individuelle. Toutefois, ce qu’on est impatient de voir aux mains de Lucile, c’est ce glaive étincelant dont parle Juvénal. Tâchons donc de retrouver l’âcre et impitoyable écrivain dont il est question dans Macrobe, l’âpre satirique qu’Acron, le scoliaste d’Horace, admirait encore après le Ve siècle.

En parlant du vieux Caton, Lucile a dit : « Il nommait tous ceux qui méritaient se attaques, parce que sa conscience ne lui reprochait rien ; » nous surprenons ici Lucile se louant lui-même dans l’éloge d’autrui. En effet, son renom de probité, le rang qu’il tenait dans la caste patricienne, les liaisons illustres derrière lesquelles il était à couvert, l’autorité aussi de son talent, et cette verve surtout qui pousse tout vrai poète et entraîne après lui le lecteur, permirent à l’ami des Lélius et des Scipions l’usage, nouveau dans la satire latine, des personnalités, des attaques nominales, des désignations terribles ou piquantes.