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tion assez piquante et qu’il n’est pas tout-à-fait inutile d’agiter, quoiqu’il semble impossible de la résoudre.

Les poésies de Louise Labé parurent pour la première fois en 1555, c’est-à-dire treize ans après le mémorable siège ; à cette époque, il paraît que Louise était mariée ; on le conjecture du moins d’après plusieurs indices que relève la Notice de l’édition de 1824, et qu’il ne faudrait peut-être pas discuter de trop près[1]. Quoi qu’il en soit, voici ce qui me paraîtrait le plus vraisemblable : Louise Labé, jeune et libre, aurait aimé et chanté ses ardeurs, comme il était permis alors, et sans trop déroger par là aux convenances du siècle. Puis, ces treize années de jeunesse et de passion écoulées, elle se serait laissée épouser par le bon Ennemond Perrin, beaucoup plus âgé qu’elle, qui lui aurait offert sa fortune, son humeur débonnaire et ses complaisances, à défaut de savoir et de poésie ; elle aurait fait en un mot un mariage de raison, un peu comme Ariane désolée (chez Thomas Corneille) si elle avait épousé ce bon roi de Naxe, qui était son pis-aller. Son mariage, qu’il ait eu lieu avant ou après la publication des poésies, n’y aurait apporté aucun obstacle, parce que ces poésies étaient connues depuis long-temps dans le cercle de Louise Labé, que ses amis en avaient soustrait des copies, comme l’allègue le privilège du roi de 1554, qu’ils en avaient même publié plusieurs pièces en divers endroits, et que son mari ne pouvait en apprendre rien qu’il ne sût déjà, ni en recevoir aucun déshonneur. Voilà une explication qui concilierait à merveille la considération dont Louise ne cessa de jouir de son vivant avec la vivacité de certains aveux élégiaques et avec la publication de ce qu’elle appelait ses jeunesses. Cependant l’ode d’Olivier de Magny, publiée en 1559, et dans laquelle le gracieux poète, un des adorateurs de Louise Labé, parle très lestement de ce mari que jusque-là on n’avait vu nommé nulle part ailleurs[2], donne à soupçonner qu’il

  1. Ainsi, dit-on, la plupart des pièces d’éloges imprimées avec ses œuvres, en 1555, lui sont adressées avec la qualification de dame ; mais dans ces mêmes pièces on l’appelle également pucelle. Et quant à la preuve qu’on veut tirer, pour son mariage, de la description que fait certain poète du beau jardin voisin du Rhône qu’on dit être celui de son mari, je ne vois pas pourquoi le père de Louise n’aurait pas eu aussi bien, de ce côté, un jardin tout proche des terrains qui servaient aux travaux de leur commune profession. Dans le privilège du roi daté de mars 1554, elle n’est désignée que sous le simple nom de Louise Labé, sans le nom du mari.
  2. On en peut prendre idée par le début ; le reste est de plus en plus vif :

    Si je voulois par quelque effort
    Pourchasser la perte ou la mort
    Du Sire Aymon, et j’eusse envie
    Que sa femme lui fust ravie,
    Ou qu’il entrast en quelque ennui,
    Je serois ingrat envers lui.
    Car alors que je m’en vais voir
    La beaulté qui d’un doux pouvoir
    Le tueur si doucement me brusle,
    Le bon Sire Aymon se recule,
    Trop plus ententif (attentif) au long tour
    De ses cordes, qu’à mon amour, etc.