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Mais, à vrai dire, pour surprendre Fléchier jeune, le Fléchier des Mémoires, nous pouvons encore nous mieux adresser qu’à un livre de son âge mûr. Sans doute on trouve, dans les Réflexions, comme un lointain écho des galantes causeries de l’hôtel Rambouillet et des libres dîners de ce maître des requêtes chez lequel le spirituel abbé était précepteur : malgré cela, c’est au saint évêque qu’on a affaire. Richelieu disait qu’il n’avait, pour garantir ses entreprises, qu’à jeter sa robe rouge par-dessus : ici aussi, la mitre de Fléchier recouvre le tout, mais pas si bien pourtant qu’elle ne laisse entrevoir l’élégante et mondaine soutane de l’ami de Mlle de Lavigne. Cette Mlle Anne de Lavigne serait-elle par hasard une actrice, comme on l’a affirmé à la légère en publiant quelques-uns des billets[1] qui lui furent adressés par l’abbé Fléchier ? Voyez donc la belle avance d’être femme, d’écrire des vers, et de faire du bruit en ce monde ! Bientôt quelque bélître d’éditeur, qui n’aura pas lu son Goujet (l’honnête nécrologe des poètes), poussera brutalement votre ombre sur les planches de l’Hôtel de Bourgogne, quand vivante vous ne jouiez de rôle que sur le Parnasse. Et c’est ainsi qu’au lieu de passer à la postérité pour une précieuse du salon bleu, on vous rangera sans façon dans les coulisses, parmi les suivantes de la Béjart ! Voilà un argument de plus pour la prochaine pétition aux chambres sur l’émancipation de la plus aimable moitié du genre humain. Mais rien, hélas ! n’est nouveau sous le soleil : en plein XVIIe siècle, une belle dame d’Auvergne avait le pressentiment de la femme libre et disait à Fléchier : « Il y a de l’injustice d’avoir tenu nos esprits captifs depuis tant de siècles ; » à quoi le malin abbé répliquait : « Vous triomphez assez de nous, sans nous vaincre encore en science. » C’est précisément la réponse que nous ferions volontiers à tous les bas-bleus… si tous les bas-bleus étaient jolis. Pour sa part, Mlle de Lavigne jouissait de cet exceptionnel privilège ; du moins la nièce de Descartes, dans les vers qu’elle lui adressait sous le nom de son illustre oncle, parle-t-elle de sa beauté divine, et, on le sait, les femmes ne se font guère qu’à bon escient de ces complimens-là. Mlle Anne de Lavigne était tout bonnement une jeune personne qui, se piquant de poésie et de cartésianisme, était venue de Vernon à Paris, tout exprès pour trouver des rimes et pour pratiquer les beaux-

  1. Trois de ces lettres, qui provenaient des cartons du président Hénault, furent publiées par Sérieys (Lettres inédites de Henri IV et de plusieurs personnages célèbres, 1802, in-8o, p. 151-162). Les autres, également adressées à Mlle de Lavigne, ont été insérées dans la première série de la Revue rétrospective (t. I, p. 244 et suiv.).