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veuve de son poète lauréat. On n’y montrait plus Tieck, le vieux lion littéraire s’étant incorporé dans la splendide ménagerie que le roi de Prusse rassemble à Berlin. Je regrettai de ne pas rencontrer Tieck, ne fût-ce que pour m’assurer si l’individu répondait à l’idée que je m’en étais faite d’après ses œuvres. Tieck m’est toujours apparu comme une sorte d’Apollon un peu caduc, trônant la viole au poing et la perruque en tête, sur un Parnasse dépeuplé. Apollon, Hippocrène, Parnasse ! ces nobles mots ont bien perdu de leur magie, en Allemagne surtout, et je crains qu’il ne soit le dernier à les invoquer au sérieux. Déjà à Dresde quelque chose lui manquait : la fleur bleue du romantisme peut-être, tombée elle aussi dans le torrent. L’aura-t-il retrouvée à Berlin ? j’en doute, la Bettina elle-même n’y songe plus, tout occupée qu’elle est de socialisme et de questions humanitaires. Pour la compagne d’Achim Arnim, en qui avait passé je ne sais quoi du souffle romantique du grand poète, il semble cependant que c’eût été une gloire charmante de cultiver discrètement l’héritage transmis ; mais on n’échappe guère à sa destinée, et l’enfant devait plus que personne donner dans les travers du siècle. Ce n’est pas que le romantisme des premiers jours ait tout-à-fait péri chez Bettina ; de temps en temps, il relève la tête comme pour refleurir. On en surprenait agréablement la trace désaccoutumée dans son roman de la Günderode, et vous le retrouvez encore dans ce sentiment de pieux enthousiasme qui lui faisait naguère colliger les correspondances de son frère Clément Brentano ; mais, patience, voici venir les gros livres, celui-ci appartient au roi, celui-là au peuple[1], et c’est ainsi qu’on tue à plaisir les plus aimables dons de l’intelligence et du cœur. C’est donc une bien admirable chose que ce galimatias philosophique et humanitaire, qu’il enlève à la poésie tant de ses charmans disciples. Ici, en France, l’alerte n’est pas moins chaude. Une femme, désormais, ne saurait prendre la plume si ce n’est pour commenter Origène ou formuler un contrat social, et la rage de l’imitation s’en mêlant, on en vient à prétendre interpréter Hegel, uniquement parce que Mme la duchesse a traduit Aristote ou saint Basile. Heureusement, l’intelligence compte chez nous, parmi les femmes, de plus sérieux représentans ; on pourrait citer telle individualité qui, sans rien abdiquer des droits d’un esprit mâle et supérieur, a toujours évité de pareils écarts, et sachant, par l’exemple d’autrui, quel sentier mène au gouffre où l’on se noie, continue à glaner d’une main sûre aux champs de la poésie et de la musique. Je reviens à Tieck.

  1. Das Portfolio des Armen, qu’on annonce comme devant paraître sous peu.