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qui caractérise avant tout la situation présente de l’Allemagne, c’est l’absence d’une doctrine, d’une volonté droite et claire. Elle s’agite beaucoup, mais elle s’agite dans le vide. Or, tant que cette volonté manquera, tant que l’ancien idéal, disparu pour jamais, n’aura pas été remplacé par un idéal nouveau qui puisse régler les esprits et les conduire vers un but déterminé, les agitations se succéderont sans résultat, et l’inutile émeute d’aujourd’hui amènera inutilement l’émeute de demain.

Il faut un coup d’œil exercé pour suivre ces mouvemens de la pensée publique en Allemagne. On y rencontre sans cesse mille contradictions bizarres, et une attention superficielle serait vite déconcertée dans ce tumulte. Une chose me frappe au milieu des tentatives nouvelles de ce pays, c’est combien il subit encore l’influence de cet esprit philosophique dont il croit s’être débarrassé pour toujours. Un peuple ne renonce pas sans danger à ses traditions, à ce qui était sa force et sa vie. Depuis qu’il a rompu avec les préoccupations élevées qui faisaient sa gloire, l’esprit allemand, troublé, dépaysé, cherche sa voie et ne la trouve pas. Le jour où la haute poésie que représentaient Goethe, Schiller, Herder, Jean-Paul, a été attaquée avec colère, le jour où le spiritualisme de Fichte, de Schelling, de Hegel, a été rejeté bien loin par de jeunes et aventureux tribuns, ce jour-là commençait la profonde révolution morale dans laquelle sont engagés les peuples allemands. Que cette révolution fût nécessaire, ce n’est pas moi qui voudrais le nier ; j’ai expliqué, j’ai approuvé ici ce légitime mouvement qui ramenait les intelligences aux épreuves sévères du monde réel, et éveillait le besoin de l’action après les longues extases de la pensée. Seulement, de quelle manière se transformera le génie de l’Allemagne ? Saura-t-il, dans cette transition si périlleuse, modifier sa nature sans la mutiler, la rendre féconde sans la violer et la flétrir ? Il s’agit pour elle, en ce moment, ou de tout régénérer ou de tout perdre. Voilà la difficile situation qui est la sienne, voilà le spectacle qui attire nos regards et sollicite puissamment nos sympathies et nos études. Or, jusqu’ici l’inquiétude est permise. Le vieux génie de l’Allemagne n’est plus ; mais l’esprit de l’Allemagne nouvelle est-il né, se connaît-il, a-t-il conscience de lui-même ? Pour qu’il acquière cette conscience, la condition première, assurément, c’est qu’il ne renonce pas à ses traditions nécessaires. Vous qui voulez transformer l’esprit de votre peuple, ne commencez pas par le frapper violemment, et craignez de le détruire. On aura beau faire, au-delà du Rhin on ne pourra jamais se passer complètement de cette philosophie ; rendez-la plus humaine,